L’année 2020 s’achève comme elle a débuté sur une poudrière, un climat politique vicié, propice à toutes les menaces et inquiétudes. A cette même époque, l’an dernier, tous les pronostics tablaient sur une configuration politique explosive au sein de l’ARP, issue des élections législatives de 2019. Ils se sont avérés justes. L’année 2020 a été la pire de tous les temps et pas seulement à cause de la pandémie de la Covid-19. Les indicateurs économiques, les tensions sociales et les conflits politiques ont atteint des niveaux de détresse tels que l’Etat s’en est trouvé affaibli et la perspective d’une deuxième révolution, voire d’une guerre civile, imminente.
Des voix, à droite comme à gauche, s’élèvent désormais pour revendiquer une nouvelle fois de faire table rase du système de gouvernance et du modèle économique existant et de « concevoir » une nouvelle Tunisie en rupture avec son passé. Un scénario radical et des plus hasardeux au moment où le pays affiche un niveau crucial d’endettement auprès des bailleurs de fonds internationaux et risque la faillite.
La deuxième décennie de la Révolution démarre, ainsi, sur des ruines. Tout est à l’arrêt. Même la jeune démocratie, en cours de genèse. Dix ans après la chute du régime autoritaire, la tentative d’instaurer une démocratie intégrant l’Islam politique, une première à l’échelle mondiale, s’est avérée une expérience périlleuse et sa voie semée de pièges et d’échecs. La jeune et fragile démocratie tunisienne est aujourd’hui la cible de toutes les dérives, des extrémismes et d’une multitude de petites dictatures, dont celle de l’épidémie des sit-ins et des revendications qui prennent en otage, pendant des mois, les sites de production pétrolière et minière et le service public. Et pour cause : les revendications légitimes ne sont entendues par les officiels qu’après la paralysie de régions entières et la privation de milliers de citoyens de leurs droits les plus élémentaires : santé, école, justice, eau potable… L’incapacité à conjuguer l’expérience démocratique avec l’essor économique a même eu raison des acquis de plus de soixante ans d’indépendance : la civilité de l’Etat, les droits de la femme, la structure sociale, l’unité du territoire et de la société.
Ces fondamentaux de la Tunisie moderne sont désormais des sujets de débats, de remises en question, de conflits et même de violences. La Tunisie est aujourd’hui à la croisée des chemins, au point de convergence de tous les scénarios, du pire au meilleur. Les Tunisiens ont-ils encore le temps de choisir le bon cap ?
Un autre chamboulement politique
Le pire à craindre serait l’exacerbation des conflits politiques et leur impact sur la stabilité du gouvernement – la durée de vie d’un gouvernement est passée à quelques mois – et des institutions de l’Etat, à un moment où la révision de la Loi électorale et même celle du système de gouvernance est devenue une nécessité en vue de préparer les meilleures conditions possibles aux échéances électorales de 2024. Des initiatives appelant à un dialogue national qui réunirait tous les courants ont été proposées par diverses parties, mais elles sont restées inaudibles. Le climat délétère au sein de la classe politique et l’urgence économique et sociale font qu’il n’y a plus de temps aux discussions, aux réunions et aux tergiversations. D’autant que l’expérience a démontré que les surenchères et les quotas partisans ont défendu les intérêts des partis et des lobbys, au détriment des choix économiques judicieux, en plus de faire perdre un temps précieux au pays. La Tunisie a besoin de solutions immédiates et de leaders qui s’engagent à les appliquer sans états d’âme, sans calculs politiciens.
L’heure est à un réveil de conscience généralisé et un nouveau départ sur la base de sacrifices partagés. Or, d’aucuns n’ignorent que les trois présidents, les icônes de la plus haute autorité de l’Etat, se détestent, se scrutent, se marquent des points et se souhaitent la chute, que les partis politiques, représentés à l’ARP, sont en rivalité permanente et concurrence, jusqu’à en venir aux mains et au sang et à ne plus pouvoir travailler ensemble, alors qu’ils démarrent la seconde année de la législature quinquennale. A quoi vont ressembler les quatre années restantes ? Nul n’ose l’imaginer.
Avec le mandat de dépôt émis le 24 décembre 2020 à l’encontre du président de Qalb Tounes, c’est une énième crise politique qui éclate et qui va faire de nouveau de l’ombre à l’urgence économique et sociale. Bien que l’affaire de blanchiment d’argent soit ancienne et ayant déjà fait l’objet d’une mise en examen de Nabil Karoui en octobre 2019, alors candidat à la Présidentielle, l’issue de cette affaire déterminera ce qui va advenir au sein de l’ARP dans les prochains jours et semaines, notamment l’avenir du président du Parlement, Rached Ghannouchi, et celui des rapports de force entre les blocs parlementaires. Le sort du bloc Qalb Tounes est lié à l’inculpation ou à la libération du président du parti. Et même si Ennahdha s’est empressé à exprimer sa solidarité avec son allié politique, signifiant par là que la majorité parlementaire reste indemne, cette solidarité ne survivra pas à une inculpation de Nabil Karoui. Ennahdha et Al Karama auront du mal à convaincre leurs électeurs, s’étant, dans un passé récent, érigés en front anti-corruption et ayant œuvré avec Qalb Tounes à la chute du gouvernement Fakhfakh pour conflits d’intérêts. Dans le cas d’une condamnation de Nabil Karoui, les députés de son parti auront à choisir entre deux scénarios : un, se laisser phagocyter par Ennahdha et renflouer ses rangs, un coup dur pour les leaders et dirigeants de Qalb Tounes qui auraient l’ambition de diriger le parti après Karoui ; deux, élire un nouveau président à la tête du parti et se libérer de la chape de plomb judiciaire qui pesait sur les frères Karoui. Dans le cas échéant, le bloc parlementaire aura le choix de préserver son alliance avec celui d’Ennahdha et partant, de la majorité parlementaire confortable pour les deux partis ou faire cavalier seul et décider de sa propre démarche politique. Il est à peu près sûr que dans le cas de l’écartement de Nabil Karoui, des dissensions et des différends éclateront entre les membres du parti, les mêmes différends qui ont poussé 11 élus à quitter le bloc Qalb Tounes quand Karoui a décidé d’arrimer son parti à la forteresse nahdhaouie. Du côté d’Ennahdha, l’alliance Ghannouchi-Karoui avait, à l’époque, suscité aussi des dissensions au sein du parti de Rached Ghannouchi ; cette fois, sans Nabil Karoui, ce sera sans doute moins conflictuel. D’autant qu’il s’agit à présent de faire face dès les prochains jours à une nouvelle motion de retrait de confiance au président de l’ARP Rached Ghannouchi qui va être déposée par le mouvement Achaâb et ses alliés. Il faut dès lors s’attendre à une nouvelle année mouvementée et compliquée et peut-être à des changements politiques importants.
Le salut dans la justice… libérée
Comme le veut la tradition, il conviendrait toutefois d’aborder la nouvelle année sous un angle plus optimiste, surtout que la découverte de plusieurs vaccins contre la Covid-19 laisse entrevoir le bout du tunnel de la pandémie qui a touché plus de 80 millions de terriens et tué plus de 1,7 million de personnes. Les premiers vaccins ne devraient pas arriver en Tunisie avant le printemps prochain, mais il reste possible de se préserver en respectant les gestes barrières et en portant les masques. L’autre salut serait dans la justice sans chaînes qui, si elle se mobilisait pour traiter les milliers de dossiers de corruption, de blanchiment d’argent, d’évasion fiscale, de contrebande, de terrorisme, le paysage politique s’en trouverait assaini et la scène économique libérée de ses chaînes et de ses vautours. L’ébranlement de la machine judiciaire ces dernières semaines, à commencer par l’affaire des déchets italiens qui s’est soldée par l’arrestation d’un ministre en exercice, une première dans l’histoire de la Tunisie, et de hauts cadres de l’Administration, pour arriver au mandat de dépôt à l’encontre du président du 2e parti politique à l’ARP, Nabil Karoui, a suscité un regain d’espoir généralisé. Qu’est-ce qui a provoqué l’éveil judiciaire, attendu depuis longtemps pour mettre fin à l’impunité qui a gangréné l’Etat et la société ? Plusieurs raisons dont : le contexte national sujet à l’implosion, l’éclatement d’une crise inédite entre les magistrats qui se sont mis eux aussi à laver leur linge sale en public et les messages codés du président Kaïs Saïed qui refuse de superviser un dialogue national auquel participeraient des corrompus à propos desquels il dira : « Leur place est dans les tribunaux et pas à l’ARP ou à la Kasbah ».
Le meilleur pour la Tunisie aujourd’hui serait que ceux qui sont au pouvoir depuis dix ans et qui ont échoué sur tous les plans, notamment le parti Ennahdha, fassent preuve d’humilité et de rationalité en décidant d’eux-mêmes de lâcher du lest en se contentant d’une place correspondant à leur score électoral (54 sièges à l’ARP), sans chercher à former contre vents et marées des alliances contre-nature, et en laissant la chance à d’autres de gouverner. Le meilleur serait aussi la mise en route d’une véritable réconciliation nationale entre le passé et le présent pour libérer les forces compétentes et impulser les capacités tunisiennes qui, dans un contexte de cohésion et de stabilité, pourront remettre la Tunisie sur la voie du développement. L’heure est aussi à une trêve politique et sociale et une prise de conscience générale que la Tunisie a désormais beaucoup de temps à rattraper.
Il faut à présent souhaiter que l’opération « mains propres », qui a démarré avec les déchets italiens, se poursuive en 2021 et après, en n’épargnant aucune personnalité quel que soit son niveau d’influence politique, économique, sociale ou syndicale. C’est là l’unique moyen de rétablir la confiance et de donner aux Tunisiens des raisons d’espérer que leur pays ira mieux. Tout cela est possible si des personnalités politiques intègres émergent du lot et que le citoyen fait lui aussi front à la corruption et à la mauvaise gestion des biens publics.