La Tunisie va mal. Elle ne parvient pas à «relever» la tête après dix ans de la révolution de toutes les promesses, la révolution du jasmin. Tous les indicateurs socioéconomiques demeurent au rouge ; bien plus, ils s’aggravent de plus en plus. Entre dépression économique, désenchantement social, remous politiques et névrose obsessionnelle sans précédent, le pays semble toucher le fond. Quoi qu’en pensent d’aucuns, la situation risque, selon d’autres, de s’aggraver encore plus.
Malgré les vagues d’optimisme, les perspectives de 2021 restent entourées d’incertitudes, exposées à des vulnérabilités et renferment plusieurs inconnues. Peut-on s’attendre à un nouveau dérapage après avoir cru que les malheurs de 2020 sont derrière nous ? A tort ou à raison, la gestion rationnelle consiste à prévoir tout et ne laisser rien au hasard. Preuve à l’appui, le dernier rapport de la Banque mondiale, portant suivi de la situation économique de la Tunisie, a conditionné l’amorce de la reprise en 2021 par la restauration de la crédibilité du cadre macroéconomique, la restructuration des finances publiques, la mise en œuvre des réformes structurelles et la reconstruction du potentiel des entreprises tunisiennes. Et c’est là que le bât blesse !
Scenarii chocs
Loin d’oser le pessimisme, si les projections du gouvernement tablent sur une sortie graduelle de la récession économique à partir de 2021, les risques baissiers sur fond de persistance des incertitudes ne doivent être écartés dans l’absolu. A l’extrême, une crise de la dette systémique ne peut pas aussi être exclue.
Songer à des scenarii chocs doit être perçu non pas comme une instigation au découragement, mais plutôt, comme le soulignent les experts psychologues, un appel à «la vigilance qui évite revers et fiasco » au travers de la détection des failles, l’anticipation du pire, l’évaluation des marges de manœuvre, l’aiguisement de la faculté de discernement et la formulation de plans alternatifs.
Effondrement économique
L’économie tunisienne devrait s’accroître de 4% en 2021 après une décrue de 7.3% en 2020 sous l’hypothèse de remédier aux difficultés des secteurs sinistrés par la pandémie Coronavirus, de faire repartir l’investissement privé, de rehausser les exportations et d’activer les grandes réformes en suspens.
Et si la reprise n’était pas au rendez-vous ! De prime abord, beaucoup d’analystes et députés estiment que les prévisions économiques ayant servi de base à l’élaboration de la loi de Finances 2021 sont assez optimistes et ne cadrent guère avec la réalité du pays. Mais au-delà des jugements, sans un plan de relance économique dûment préparé et mis en œuvre, on ne peut espérer un retour rapide à l’activité et une sortie de la torpeur. Le recours des pays développés et beaucoup de pays émergents et en développement à des plans de soutien à leurs économies est plein d’enseignements. A eux seuls, les marchés ne seraient capables de réparer les séquelles de la crise sanitaire et d’assurer le retour mécanique de la croissance. Mettre le paquet sur la table par l’Etat est impératif. Si l’on pousse les choses à l’extrême, tout attentisme des investisseurs privés, tout blocage de la production minière et des hydrocarbures, toute faiblesse de demande adressée à la Tunisie, toute tension sur le pouvoir d’achat et manque de confiance des consommateurs, risquent sérieusement de tuer dans l’œuf la reprise escomptée et plonger l’économie nationale dans une spirale récessive. Par surcroît, l’hypothèse d’une perturbation dans l’approvisionnement en vaccin anti-Covid, ou d’un retour en force de la pandémie contrairement aux pronostics rassurants, aurait de lourdes conséquences en termes de défaut des entreprises et d’affaissement de la croissance.
Et si l’Etat ne parvenait pas à mobilier les ressources d’emprunt nécessaires ! L’enjeu pour les finances publiques en 2021 est financier par excellence. Le piètre état des finances publiques et du niveau élevé de la dette met l’Etat sous le joug des marchés et des institutions internationales. Force est de rappeler que la révision de la copie initiale du projet de loi de Finances 2020 s’est faite sur fond de taille du déficit et les besoins de financement s’y rattachant sont jugés insoutenables par les membres de la commission des finances de l’Assemblée des représentants du peuple. La dette publique, vrai fardeau asphyxiant, devrait dépasser le seuil de 90% du produit intérieur brut (PIB) en 2021 et les ressources d’emprunt extérieur sont estimées à plus de 13 mille milliards de dinars. En cas d’échec des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) sur un nouveau programme d’appui à l’économie tunisienne avec toutes ses implications sur les engagements des autres bailleurs de fonds, et compte tenu du niveau élevé de la prime de risque liée au titre tunisien sur le marché financier international, la Tunisie risque-t-elle une crise de solvabilité ? Devrions-nous nous inquiéter d’un risque éventuel de défaut de paiement si l’on songeait à un service de la dette de plus de 15 milliards de dinars en 2021 ?
Une spirale récessive couplée à des difficultés de financement du budget de l’Etat saurait suffire à écrouler l’économie nationale.
Implosion sociale
Le pays vit depuis des années au rythme de mouvements sociaux fort déstabilisants. L’ampleur des revendications sociales, régionales et professionnelles vient de prendre une nouvelle tournure durant les derniers mois.
Si le gouvernement s’est déjà lancé dans l’application des accords antérieurs signés entre l’Etat d’une part et nombre de régions, secteurs et professions d’autre part, les pressions persistent encore. Par ailleurs, malgré l’engagement des autorités publiques envers l’amélioration des conditions de vie et de travail dans les différentes régions du pays et divers secteurs socioéconomiques, les tensions n’ont pas l’air de calmer.
La grogne en cascade chez les citoyens dans plusieurs localités et territoires, ainsi que le penchant corporatiste pour «la lutte jusqu’au bout», dont le récent mouvement d’escalade des magistrats, n’augurent rien de bon !
L’absence de marges de manœuvre budgétaires associées à la hausse du niveau de chômage, de la pauvreté et la remontée des forces rétrogrades et anti-révolution, donnent à penser que le climat social pourrait bel et bien dégénérer en chaos. Risque-t-on de retourner à la case départ et renouer avec l’atmosphère de 2011 ? Dans ce cas, nul ne peut conjecturer l’état du pays !
Echec du dialogue national
L’appel à un dialogue national par L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) peine à se faire entendre. Des tergiversations politiques n’aident pas à rassembler partis politiques, organisations nationales, experts et société civile autour de la même table pour débattre des voies de sortie possibles de la crise.
La délicatesse de l’étape exige l’organisation d’un dialogue économique et social national qui serait le mieux à même d’avoir les concessions nécessaires de part et d’autre et d’assurer par-là les alignements, voire les consensus nécessaires autour d’une trêve politico-sociale salvatrice.
Tout échec dans l’organisation du dialogue national se solderait selon toute vraisemblance par plus de défiance, de marchandages politiques intempestifs, une exacerbation de la violence, un pourrissement du climat général dans le pays, et in fine, un blocage de l’action publique, du processus de réformes et de l’appareil de production. De quoi craindre l’anarchie, si l’on songe notamment au scénario de dissolution du Parlement !
Certes, nul ne souhaite voir de tels scénarios terrifiants se produire sous peine d’inconnu. Tout de même, il serait légitime d’envisager l’occurrence d’évènements extrêmes aux fins de prévention et de réparation le cas échéant.
Scenarii de réponse
La stratégie de réponse aux scénarii éventuels s’apparente à une démarche de traitement de risque, laquelle consiste à éviter, réduire, partager et accepter les risques. Si l’acceptation du risque relève de la passivité, voire du cynisme, l’attitude idoine serait de limiter la probabilité et le coût de son occurrence.
De la prévention des risques
La relance économique, le dialogue social et la communication publique devraient constituer le triptyque de prévention anti-risque.
Tout d’abord, il importe de concocter un plan de relance économique dans le cadre de l’élaboration en vue du projet de loi de Finances complémentaire 2021 attendu au mois de mars. Des mesures additionnelles et ambitieuses de soutien aux ménages et aux entreprises sont nécessaires pour booster la demande globale et remettre l’activité économique sur le sentier de prise. Le principe fondamental devant régir cette œuvre est le fait de ne pas lésiner sur les moyens. Parce que le piège de la «croissance médiocre» est plus grave que la dette publique.
Ensuite, il va falloir poursuivre le dialogue économique et social initié par le gouvernement dans le cadre de l’élaboration de la loi de Finances 2021. Ce dialogue devrait se poursuivre et s’inscrire dans une tradition de concertation, d’information et d’échange entre notamment les partenaires sociaux dans l’objectif d’assainir un tant soit peu le climat social dans les entreprises et s’accorder sur des résolutions communes à nombreux problèmes de l’heure.
Enfin, il s’agit de renforcer la politique de communication publique. La cohérence, la coordination, la précision et l’information de la population sur l’événement et les mesures prises sont de mise. Dans ces circonstances spécifiques, tout doit être correctement évalué, mesuré et expliqué à l’opinion publique afin d’éviter les faux jugements et mauvaises interprétations dont les conséquences pourraient être extrêmement graves par l’effet d’annonce.
Du traitement des chocs
Le processus de gestion de crise en cas de survenue d’une crise majeure se doit d’être raisonnablement, voire parfaitement maîtrisé. Pour mieux gérer une crise, l’Etat doit se préparer en amont, moyennant le développement des fonctions d’anticipation, de veille et d’opérationnalisation.
Une stratégie à part entière a besoin d’être conçue et prête à être mise en place une fois le mal est survenu et le fonctionnement normal de la société rompu.
Premièrement, il est question de renforcer la réquisition et consolider le plan de continuité des services publics de base, en l’occurrence, le provisionnement des produits et services essentiels, l’éducation, la santé, le transport, etc. Il y a lieu de mettre à profit l’expérience de l’administration tunisienne dans la gestion de la transition politique en 2011, tout en considérant les contraintes et les menaces à l’œuvre.
Deuxièmement, il est nécessaire d’arrêter une stratégie de sortie de crise financière. Une fois le système financier dans son ensemble grippé, il va falloir trouver des solutions alternatives au financement du budget de l’Etat en échafaudant des scénarios de rééchelonnement de la dette publique, de restructuration des dépenses publiques, mais aussi d’éviter l’assèchement total de la liquidité dans le secteur bancaire. La Banque centrale sera-t-elle dans la nécessité d’injecter des liquidités pour renflouer le secteur bancaire et éviter un effondrement systémique ?
Troisièmement, il s’agit de maintenir l’ordre et veiller à la sécurité. La bonne préparation des forces de sécurité nationale et des forces militaires à faire face aux aléas extrêmes d’instabilité et de désordre se fait sentir dans un contexte où la mobilisation desdites forces est sur plusieurs fronts en même temps et où les foyers de tension se multiplient entre surveillance des manifestations, protection des frontières et des sites souverains, lutte contre le terrorisme et les crimes, etc. A un moment donné, il va falloir arbitrer entre l’impératif de maintenir l’ordre public sécuritaire et la garantie des droits et libertés.
Autant nous devons garder l’optimisme et œuvrer au changement aspiré, autant nous sommes appelés à être réalistes et agir loin des fantasmes ou des élucubrations euphorisantes. Songer à des événements catastrophiques doit relever d’un pessimisme «positif», un pessimisme d’alerte, de préparation, de prévention et de précaution. Comme on doit espérer le meilleur, on doit se préparer au pire. Le chemin de la prospérité est encore long !
Alaya Becheikh