La nouvelle année démarre sur les chapeaux de roues. Le politique, comme d’habitude, tient le haut du podium des facteurs de déstabilisation de l’Etat et de la société tunisienne. En seconde position, la santé et l’accroissement inédit des contaminations et des décès de la Covid-19. Le reste : l’économie au bord du gouffre et le brasier social prêt à s’enflammer ne sont plus des menaces, mais le quotidien des Tunisiens et le ferment qui nourrit les luttes politiciennes, les rumeurs les plus folles et condamne les gouvernements successifs à une durée de vie trop courte. Ceux qui ont émis le vœu d’une nouvelle année plus clémente ont été déçus.
La Covid-19 est de plus en plus meurtrière, des régions entières sont en état d’urgence sanitaire, le système de santé est en passe de se saturer et l’éventualité d’un nouveau reconfinement général examinée. Au chapitre de la vaccination contre le virus, qui a commencé dans la plupart des pays, circulez y a rien à voir ! Cacophonie au niveau des dates de réception des premiers vaccins, du calendrier des premiers vaccinés et de la stratégie de déploiement des vaccins à travers la République. Et pour cause. Au printemps dernier, quand les Etats préparaient déjà leurs stratégies de vaccination et leurs commandes des vaccins avant même que ceux-ci n’obtiennent leur autorisation de mise sur le marché, les dirigeants et décideurs tunisiens s’empêtraient dans une affaire de conflit d’intérêts, s’évertuaient à faire tomber un gouvernement d’à peine trois mois d’âge et concentraient toutes leurs énergies à discuter de la nécessité ou non de désigner un nouveau gouvernement apolitique. Ce gouvernement est bien né, mais force est de constater que lui aussi ne devrait pas durer plus que quelques mois. Plusieurs de ses ministres ont été déjà démis ou sur le point de l’être, y compris celui de la santé, le deuxième en ces temps de pandémie, et même le Chef du gouvernement serait dans la ligne de mire de l’initiative Taboubi-Saïed. Le dialogue national proposé par l’UGTT et en partie modifié par le président de la République, pour sortir le pays de l’impasse, ne prévoit pas la participation du Chef du gouvernement, ce qui a mis la puce à l’oreille de celui-ci, lequel a pris les devants en limogeant le ministre de l’Intérieur, compté parmi les ministres du président Kaïs Saïed, et en relançant son projet – et celui de son coussin parlementaire – de remaniement du gouvernement. Six à sept ministres, peut-être davantage, seraient sur le point d’être remplacés. La question est : Kaïs Saïed gardera-t-il les mêmes ministres des Affaires étrangères et de la Défense, départements qui dépendent directement de son autorité en vertu de la Constitution ?
Tous au pied du mur
La politique est le seul domaine qui bouge en Tunisie depuis une décennie, il bouge tellement qu’aucun scrutin, aucun remaniement ministériel n’a réussi à instaurer la stabilité politique et à remettre le pays sur la voie de la relance. Une énergie considérable est consacrée aux tiraillements politiques, aux alliances d’intérêts, aux marchandages et chantages, sans oublier les ballets incessants des hommes et des femmes politiques entre les plateaux télés et radios pour « vendre » des mots, des chimères et du populisme. Le résultat est chaotique : tensions et rivalités entre les trois présidences (entre le président de la République et son Chef du gouvernement et entre le président de la République et celui du Parlement), violences et mauvaise gestion à l’ARP menacée de disparaître soit par des élections anticipées, soit par un soulèvement populaire similaire à celui de 2013, un ministre, des cadres de l’Administration et un président de parti politique sous les verrous, des institutions gangrénées par la corruption. Le chaos politique a impacté l’ambiance générale dans le pays : recrudescence des violences, ras-le-bol, déficit de confiance, perte de l’espoir. Actuellement, c’est l’impasse. L’Etat doit sans cesse s’endetter pour assurer les salaires et les pensions de retraite et personne n’est en mesure de trouver une issue ou de convaincre pour soutenir ensemble une quelconque initiative. Même l’initiative de l’UGTT, un des acteurs du Dialogue national de 2013 et récipiendaire du Prix Nobel 2015, n’a pas trouvé d’oreilles attentives auprès de l’ensemble des protagonistes de la vie politique. Le chef de l’Etat a pris tout son temps avant d’accorder sa « bénédiction » et après avoir posé ses conditions : « pas question de dialoguer avec les corrompus » et, semble-t-il, avec le PDL non plus. C’est le Secrétaire général de l’UGTT qui a pris sur lui de nommer les deux partis politiques rechignés.
L’initiative de la Centrale syndicale a du mal à convaincre parce que le contexte politique a changé et aucune partie n’est sortie indemne de la traversée des dix dernières années, personne n’a été épargné par les critiques et les accusations de toutes parts. Même la Centrale syndicale n’a pas pu échapper aux frondes, certains de ses dirigeants sont accusés de corruption et l’organisation d’avoir provoqué la ruine de la Tunisie à travers un tsunami de grèves successives tout au long de la dernière décennie. Et la Coalition Al Karama n’est pas seule à tenir ce discours. Pourtant, le Dialogue national est une nécessité, une urgence, car politiques, syndicalistes et société civile craignent désormais un renversement du système politique aux dépens de la démocratie représentative et au bénéfice d’un nouveau projet de gouvernance, inconnu, celui de Kaïs Saïed qui donne au peuple le gouvernail du pouvoir pour faire ce qu’il veut comme il veut.
Du populisme ? Oui, selon certains. Un changement radical de gouvernance et de cap, pour d’autres. Et si Kaïs Saïed a ses supporters, dont certains se seraient réunis dans un nouveau parti qui porte le même titre que son slogan de campagne, « Le peuple veut », il a aussi des adversaires déclarés et d’autres masqués. Les plus farouches d’entre eux, les membres du bloc parlementaire de la Coalition d’Al karama en l’occurrence, refusent le projet du président de la République et renient Kaïs Saïed en tant que chef d’Etat pour les avoir exclus dès le départ, avec le parti Qalb Tounes, de toutes négociations politiques, parce que le président « ne côtoie pas les corrompus ». Du côté du parti Qalb Tounes, la position est aussi tranchante. Un de ses dirigeants, Yadh Elloumi, suggère même des élections présidentielles anticipées pour écarter Kaïs Saïed du palais de Carthage, l’accusant de « perturber la vie politique et le travail des partis ». Pas pour les mêmes raisons, mais le PDL, également, refuse de collaborer avec le chef de l’Etat comme avec tout parti, personnalité ou organisation qui traite, travaille, négocie, ou s’arrange avec les islamistes.
Dans ce décor tumultueux, seuls les islamistes, malgré les secousses qui menacent leur parti Ennahdha de division, affichent une satisfaction, parfois démesurée, « des réalisations politiques de la Révolution », tout en refusant d’assumer la moindre responsabilité en ce qui concerne la faillite économique et les bouleversements sociaux. Leur habileté à retourner les situations en leur faveur est déconcertante. Ainsi, outre les milliards de dinars que l’Etat doit dénicher pour boucher les trous de ses caisses, pour calmer la colère sociale et pour payer ses dettes extérieures et intérieures, les Tunisiens sont à présent appelés à mobiliser de leurs poches la bagatelle de 3 mille milliards pour compenser les victimes de la révolution de 2011, ceux du terrorisme et de la colonisation française. Une aberration. Et ce, au nom d’une démocratie encore en gestation, peut-être même ne verra-t-elle pas le jour. Un des pères de la constitution de 2014, le constitutionnaliste Sadok Belaïd, déclarait récemment que « les Tunisiens ne sont pas prêts pour la démocratie », cédant ainsi au désespoir devant la montée inexorable des populismes et des extrémismes, le signe que la démocratie est avant tout une mentalité et non l’organisation d’élections.
Pied de nez aux manifestants
Un haut gradé de l’Armée à la retraite écrivait récemment sur sa page facebook se sentir contraint, vu son expérience de militaire, d’alerter l’opinion sur la gravité de la situation générale du pays, « jamais connue par le passé », et a appelé les Tunisiens à agir, à descendre dans la rue pour manifester, afin de stopper la dérive générale et sauver le pays d’un cataclysme économique, sécuritaire et social annoncé. Précisant n’appartenir à aucun parti politique, aucune idéologie, le militaire à la retraite pointait la montée de l’extrémisme et du fondamentalisme qui, dit-il, « habitent les esprits des dirigeants actuels et menacent les valeurs de la République», mettant en garde les citoyens contre le mutisme et la passivité dans ce contexte menaçant.
L’appel de la population à prendre les choses en mains et à se mettre en travers des actuels dirigeants, qui mènent le pays à la dérive, peut s’inscrire dans la démarche non avouée du président Kaïs Saïed qui attise la colère des Tunisiens en dénonçant, en accusant et en menaçant les corrompus et les comploteurs, mais sans agir, sans lever le petit doigt, sans prendre la moindre décision contre eux, bien qu’il prétende les connaître. Une attitude incomprise et très critiquée même par ses sympathisants. Inciterait-il implicitement les citoyens à se révolter, à descendre dans la rue et à prendre les choses en mains pour tout renverser, pour tout changer? La Constitution ne lui accorde pas beaucoup de prérogatives ni de facilités pour décider de la dissolution de l’ARP ou même de limoger le Chef du gouvernement après l’obtention de la confiance du Parlement. Mais quand c’est la rue qui décide, tout devient possible !
A ce jour, nul ne sait ce que prépare le président de la République, qui ne manque pas une occasion pour étendre ses prérogatives par ses propres soins et qui juge utile de déclarer aux Tunisiens (le 31 décembre dernier au siège du ministère de l’Intérieur) être le chef des forces armées militaires – vrai, en vertu de la Constitution – et sécuritaires – celle-ci est une première ! – Ni ce qu’envisage le Chef du gouvernement qui mijote, de son côté, un remaniement ministériel ave ses alliés politiques – Ennahdha, Qalb Tounes et Al Karama – et qui n’a pas raté la première occasion qui s’est offerte pour limoger le ministre de l’Intérieur, un des ministres proposés par Kaïs Saïed. Du côté de l’ARP, c’est la pagaille : conflits violents entre les blocs parlementaires, président de l’ARP critiqué pour abus, népotisme, favoritisme…La situation est d’une complexité telle que peu d’observateurs croient en l’initiative de l’UGTT. Le Dialogue national est sans doute nécessaire, mais faut-il lui donner les moyens de son efficacité et de sa réussite, à commencer par mettre tous les adversaires autour d’une même table pour dialoguer. L’exclusion de certains partis politiques le prive de sa dimension nationale.
Kaïs Saïed acculé
Le énième remaniement est proche. Les premières fuites révèlent que le prochain gouvernement sera mi-partisan mi-indépendant. Mechichi aura ainsi entendu son coussin politique qui a eu
son mot sur le choix des candidats. Quant au Dialogue national, il devrait durer pas moins de trois mois. Pour quels résultats ? Nul ne sait. Mechichi l’appréhende avec suspicion à cause de son volet politique, bien que Noureddine Taboubi ait affirmé que le changement du chef du gouvernement n’est pas à l’ordre du jour et que les discussions devraient porter sur la révision de la loi électorale et du système de gouvernance. Tout un programme en l’absence de partis politiques représentés à l’ARP. Une autre aberration. Autre nouveauté de ce dialogue : la participation des jeunes, à la demande de Kaïs Saïed. Il était temps ! Parce que les jeunes commençaient à exprimer leur colère contre le président Kaïs Saïed qu’ils ont porté au Palais de Carthage et qui « les a oubliés ». Mais quels jeunes ? Les réunions préparatoires du dialogue menées par des représentants de la présidence de la République et de l’UGTT ont opté pour les jeunes adhérents des partis politiques et des organisations nationales. Quid des coordinations régionales, telles que celle d’Al Kamour, qui se sont révélées de redoutables négociateurs sociaux et de sérieux concurrents aux organisations et représentants syndicaux ? Les jeunes des partis et des organisations vont-ils proposer d’autres idées et d’autres visions que celles des structures auxquelles ils appartiennent ? Rien n’est moins sûr.
Les principaux protagonistes du dialogue (Kaïs Saïed, Rached Ghannouchi et Noureddine Taboubi) sont vivement conviés à veiller à ce que ce dialogue n’engendre pas de nouvelles crises et n’occasionne pas une autre perte de temps pour le pays. Le président de la République assume, pour sa part, la responsabilité de faire réussir le volet politique de ce dialogue et ne pas pousser vers une nouvelle configuration dont on ignore l’issue.