La crise entre les deux têtes de l’Exécutif est consommée et la rupture déclarée. Kaïs Saïed en personne s’est mis en travers de Mechichi qui a tenté le passage en force de son remaniement. Au final, Mechichi a choisi son camp et Kaïs Saïed ne compte pas se laisser faire, ni laisser « son » chef de gouvernement, désigné par lui-même, jouir de son idylle avec son coussin politique. Le chef de l’Etat est à l’affût de la moindre faute constitutionnelle et ne manquera plus une occasion pour réprimander celui qu’il a choisi pour gouverner à la Kasbah sans « les corrompus » et ceux qui « complotent dans les chambres sombres ». Il l’a démontré lors de la réunion du Conseil de sécurité nationale de lundi dernier. L’ambiance est un remake d’un passé très proche, quand Youssef Chahed s’est rebellé contre le président Caïd Essebsi. Il en a résulté une crise qui a bloqué le pays pendant près de trois ans. A la différence près que le défunt BCE n’a jamais mis son chef du gouvernement dans une telle situation de gêne, lui reprochant des manquements et des dépassements, l’accusant même de comploter contre lui, devant la caméra, prenant ainsi à témoin tous les Tunisiens. La réaction est arrivée le lendemain. Au cours de la séance plénière consacrée au vote de confiance aux nouveaux membres du gouvernement, Iyadh Elloumi, député Qalb Tounes, menace le chef de l’Etat de destitution par l’ARP en vertu de la Constitution de 2014. Il est clair que la Loi fondamentale est devenue une arme d’intimidation, redoutable, brandie par les uns contre les autres pour marquer des points politiques.
Du côté de l’ARP, le climat est vicié. Les conflits entre les blocs parlementaires ont atteint un niveau de violence et d’animosité tel que les Tunisiens n’attendent plus rien de bon de cette classe politique qu’ils aimeraient voir partir et être remplacée par une autre plus engagée dans la résolution des problèmes du pays et des citoyens.
Le président de l’ARP, de son côté, en a eu également pour son compte et n’est pas dans de meilleurs draps. Là où il va, il sème la tempête. Au sein de son parti Ennahdha, il a provoqué une grande fissure et à l’ARP, tous les partis de l’opposition le prennent pour responsable de l’ambiance de haine et de violence qui y règne. Hormis ses proches, beaucoup se demandent pourquoi il s’accroche autant au perchoir, où il n’a pu y être et rester qu’au prix d’arrangements et d’alliances avec d’autres partis. Sans ces derniers, Ghannouchi ne serait pas devenu président de l’Assemblée, sans lui, ces partis alliés, qui lui ont prêté allégeance, ne seraient pas parvenus à gouverner. Le pacte qu’ils ont scellé s’arrêtera là. Ce qui compte pour tout ce beau monde, c’est d’être au pouvoir et de le garder, de servir leurs propres intérêts et ceux de leurs proches et amis. Pour le reste, les intérêts du peuple, l’emploi, la santé, l’éducation, les projets de développement, les Tunisiens devront encore attendre ou se jeter à la mer, car pour le moment, la Tunisie est fauchée, elle n’a pas les finances nécessaires pour leur offrir un avenir, même pas pour aider les 2,5 millions de citoyens tunisiens qui ne parviennent plus à manger à leur faim, ni le million d’enfants et d’adolescents en décrochage scolaire et qui sont à la merci de toutes sortes de réseaux illicites.
Le pays est en panne générale, rien ne fonctionne normalement, et la classe dirigeante ne semble pas s’en apercevoir ou s’en soucier. Même quand les manifestants protestent violemment contre la précarité, contre l’absence d’horizons, contre leurs rêves volés, il n’y a pas de réponses, pas de résolutions, pas de projets, pas de volonté politique pour prendre les problèmes à bras-le-corps et faire sortir le pays du pétrin dans lequel ils l’ont mis. C’était le cas du Chef du gouvernement lundi dernier devant l’ARP, son discours démagogique et redondant depuis des années n’a proposé aucune solution concrète, aucune vision.
Le communiqué du FMI relatif à sa dernière mission de consultations de décembre 2020-janvier 2021 a résumé la situation d’une manière on ne peut plus explicite. Les dirigeants politiques sont appelés à se mettre sérieusement au travail, à oublier qu’ils ne sont là que pour les postes, les passe-droits, et pour bénéficier d’avantages colossaux inhérents à leurs fonctions. Ils doivent se rendre à l’évidence qu’ils sont tenus de trouver 13 milliards de dinars pour combler le trou budgétaire rien que pour cette année 2021 pour répondre aux besoins de la Tunisie en ressources extérieures, « un record historique », selon le FMI. C’est, plutôt, « une aberration historique » pour un pays qui dépense et consomme plus qu’il ne produit.
La nouvelle classe politique a démontré depuis 2011 une incompétence et un amateurisme légendaires en termes de gouvernance économique et malgré les échecs et les perspectives désastreuses, rien ne semble indiquer que les acteurs de cette classe sont disposés à apporter les changements qui s’imposent pour améliorer un tant soit peu la place de la Tunisie sur l’échiquier financier et économique mondial.
A l’évidence, la popularité des partis politiques est au plus bas des sondages, ils sont honnis par les Tunisiens, surtout par les jeunes. L’année 2024, c’est demain, et ils ont déjà perdu les élections, car les jeunes ne croient plus en eux et ne perdent pas l’espoir de forcer les centres de décision à changer les choses.
A la crise politique chronique qui dure depuis dix ans, le président Kaïs Saïed vient de déclarer une nouvelle guerre. Elle sera menée contre le Chef du gouvernement actuel et les partis politiques qui le soutiennent. Cette guerre dont on peut imaginer l’ampleur des dégâts qu’elle va entraîner à tous les niveaux, vient au moment où les Tunisiens, surtout les jeunes, à bout de patience, ont promis de battre encore le pavé jusqu’au changement. L’imposant et impressionnant dispositif sécuritaire qui a été mobilisé lundi dernier aux alentours du siège de l’ARP au Bardo donne un avant-goût des possibles répercussions sécuritaires et populaires de cette guerre au sommet de l’Etat. C’est là le bilan de la nouvelle équipe de dirigeants issus des élections de 2019 et il y a fort à croire qu’elle ne tiendra pas le coup jusqu’à 2024 face à la colère populaire, sauf miracle.
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