
On les appelle « les nouveaux pauvres », une catégorie nouvelle qui, comme Sisyphe, tente de remonter la pente, sans jamais y parvenir. Il faut dire que cette classe jadis moyenne n’est plus ce qu’elle était : elle s’appauvrit chaque jour un peu plus et elle paye les pots cassés d’une gestion épouvantable depuis trois ans et six gouvernements. Cerise sur le gâteau : des salaires amputés, des prix en hausse constante et un taux de chômage toujours très élevé…
Si vous ajoutez à cela la hausse vertigineuse des loyers à cause des nombreux réfugiés libyens, l’importation anarchique de produits qui ne sont pas de première nécessité et la spéculation à tous les étages, vous obtenez une classe moyenne aux abois, obligée de trouver des issues pour survivre…
Résultat : partout dans le pays, des initiatives se multiplient et alimentent une véritable économie de la débrouille. Cela va des petites affaires aux arnaques et du commerce parallèle à la réduction du train de vie. Tous les moyens sont bons pour se faire de l’argent ou en dépenser le moins possible. Nous avons tenté de savoir comment on vit aujourd’hui avec de moins en moins d’argent et de plus en plus de dépenses nécessaires, obligatoires même.
Dans la file de clients venus payer leur facture de la STEG, une vieille dame se confie à voix basse à sa voisine, plus jeune qu’elle : « je dois payer une facture de 60 dinars d’électricité alors que je ne reçois que 240 Dinars de pension. Je ne sais pas comment je vais faire pour terminer le mois avec 180 dinars. » En effet, les pensions des veuves sont souvent trop faibles pour survivre dignement. Cette vieille dame supporte donc une précarité qui l’oblige à se lever tôt chaque matin pour faire du pain tabouna et un peu de malsouka qu’elle ira vendre au marché du coin.
Comme elle, Salem, 72 ans a été obligé de reprendre du travail après avoir pris sa retraite il y a douze ans. Ayant de vagues connaissances en agriculture, il propose ses services à quelques propriétaires de maisons huppées du côté de la Soukra et de la Marsa.
Mais dit-il « je me fatigue beaucoup pour de petites sommes. Et surtout je me sens humilié, car toute ma vie j’ai travaillé sans jamais me plaindre et je pensais passer les dernières années de ma vie tranquille. »
D’autres décident de vendre leurs biens pour avoir un peu d’argent : c’est le cas de Samira, femme au foyer et maman de deux petits garçons, qui a été obligée de vendre leur chambre de bébé sur Internet. Elle assure : « ces petits meubles aux couleurs pastel sont des souvenirs d’enfance pour mes deux bébés, mais j’ai été obligée de les vendre pour payer des dépenses imprévues, lorsque mes enfants sont tombés malades et qu’on a eu des retards de payement de loyers… »
Autre lieu, autre décor : le souk El Berka de Tunis, spécialisé dans la vente de l’or, voit arriver des clients qui sont censés acheter des bijoux et qui aujourd’hui viennent vendre leur or, perdant par la même occasion beaucoup d’argent. Ils sont peu loquaces alors nous nous sommes adressés à un bijoutier qui nous a expliqué la situation : « ceux que vous voyez sont des cadres administratifs, de petits commerçants, et même des professions libérales qui vivaient à l’aise, mais qui se retrouvent aujourd’hui avec des crédits sur vingt ans à payer, des loyers en hausse, alors ils vendent les bijoux de leurs épouses et jusqu’à leurs alliances lorsqu’elles sont de valeur. »
Un père de famille a trouvé une astuce pour payer ses achats moins cher : « je vais au marché à partir de midi trente, lorsque les vendeurs ont déjà obtenu des bénéfices conséquents. Et comme ils sont là depuis le matin à vanter à voix haute leur marchandise, ils sont fatigués et ils ont envie de se débarrasser de ce qui reste comme fruits, légumes ou poissons. Bien sûr la qualité et la fraicheur laissent un peu à désirer, mais j’arrive à gagner une somme conséquente à chaque fois. »
De son côté, une dame divorcée, mère de deux adolescentes, a trouvé la solution pour faire face aux exigences vestimentaires de ses filles sans se ruiner. Dès qu’elle un peu de temps libre, elle se rue sur les étals de friperie pour faire du shopping à petits prix. Elle assure : « à force de chercher, de retourner les tas de vêtements, j’arrive à trouver des vêtements signés des plus grandes marques pour des prix dix fois moins chers que dans les boutiques… La vie n’est pas facile pour une femme divorcée, surtout que mon ex mari a refait sa vie et il ne me donne plus aucun sous. »
Avec l’arrivée de l’hiver, certains vont tenter de faire des économies sur le chauffage. Pour cela, « rien de plus simple qu’une veillée devant la télé sous la couette », nous confie une jeune diplômée en sciences économiques qui vit chez ses parents et qui attend toujours de trouver un travail et un gentil mari. Et comme ce sont ses parents qui subviennent à ses besoins, elle essaye d’alléger leur fardeau comme elle peut.
« Pour cela, dit-elle, j’évite d’acheter des vêtements de marque car on paye plus le nom et le marketing que le vêtement lui-même. Ces prix sont à mon avis indécents et je m’étonne encore qu’on puisse les importer alors que nos réserves en devises sont au plus bas ! » La demoiselle n’a pas oublié ses cours d’économie !
Ses parents, des retraités qui ne roulent pas sur l’or, ont fait un choix qui leur semble judicieux : ils achètent tout ce qui est nécessaire en gros. Le père de famille explique : « Pour économiser, je choisis beaucoup de produits qui sont jusqu’à 15% moins chers lorsqu’ils sont achetés en grandes quantités. Évidemment, il faut éviter les denrées périssables. Les meilleurs produits à acheter en gros sont les shampooings, la lessive, les produits de nettoyage… »
Certains Tunisiens vont jusqu’à changer leurs habitudes, comme Mounir, un fonctionnaire de quarante ans qui assure : « j’ai décidé de bannir le capucin matinal qui me revenait à un dinar, pourboire compris, pour un café turc fait maison, avec du Z’har, comme celui que faisait ma grand-mère et qui sentait si bon… Et je vous assure que je me sens plus heureux comme ça ! »
Un ouvrier du bâtiment a littéralement fait sa révolution en décidant de ne plus prendre les transports en commun et il roule à vélo, tranquillement, sauf les jours de pluie. Un choix partagé par un fonctionnaire qui accomplissait le trajet de trois kilomètres qui sépare sa maison de son lieu de travail dans sa vieille voiture. Pour lui, la raison est évidente : « l’essence coûte de plus en plus cher, il faut se lever tôt pour trouver une place de parking, il y a le risque du sabot et de la fourrière, bref, un cauchemar ! Avec le vélo, je roule doucement, je fais du sport et surtout beaucoup d’économies… »
La situation la plus pénible avec la crise actuelle, ce sont ces enfants qui mendient dans les rues et aux croisements. On nous dit souvent qu’il ne faut pas donner d’argent à ces enfants car ils font partie de réseaux mafieux bien organisés.
Mais en interrogeant quelques uns, nous avons constaté qu’ils sont simplement dans le besoin et qu’ils mendient par nécessité, pas sur ordre de parents violents.
Cela n’empêche que certains parents décident d’exploiter leurs enfants dès qu’ils sont en âge de travailler. Pensez à ces bonnes à tout faire, à peine sorties de l’enfance, chez des familles, obligées de travailler pour gagner de l’argent et aider leurs parents, restés au village à vivoter en attendant trouver le moyen de venir en ville grossir les rangs des déracinés…
Ce que nous avons constaté au cours de cette enquête, c’est que la pauvreté ne touche plus les familles modestes ou des individus qui vivent en marge de la société, elle peut maintenant nous tomber dessus brutalement, alors que rien ne le laissait présager et nous surprendre alors que rien ne nous y a préparé.
Or la pauvreté engendre l’exclusion et la dévalorisation de soi, d’où cet extrémisme constaté chez une frange de notre jeunesse qui va participer à des guerres qui ne la concernent pas !
Yasser Maârouf