Plus rien ne semble pouvoir retenir nos jeunes, nos diplômés, nos compétences qui migrent, par centaines, par milliers, vers d’autres contrées, plus conformes à leur idéal de vie, de culture, plus prometteuses en termes d’emploi et d’évolution professionnelle et plus regardantes du côté des droits humains, des libertés individuelles et de la démocratie.
Le week-end dernier, rapporte Leaders.com, a vu « une ruée de médecins tunisiens vers la France pour subir les épreuves de vérification des connaissances (EVC)». Il est à peu près certain qu’ils seront tous admis, comme leurs nombreux prédécesseurs, et qu’ils quitteront leur pays natal. Parmi les médecins, il y avait des « patrons », des professeurs agrégés, des chefs de service, des assistants hospitalo-universitaires. Et ce n’est pas tout : parmi les partants, des dentistes, des pharmaciens et des sages-femmes. Le désert médical auquel fait face aujourd’hui la France face à la pandémie de la Covid se déplacera, dans un avenir très proche, en Tunisie, ce petit pays sans ressources naturelles notables, qui a parié sur sa matière grise pour combattre le sous-développement et qui a investi dans l’éducation, dans l’enseignement supérieur et la formation pour se hisser au rang des nations développées. La Tunisie y a réussi et en a tiré la plus grande reconnaissance à l’échelle régionale et internationale. La preuve est dans tous ces flux de jeunes cerveaux pleins d’espoir et d’ambitions qui fuient leur patrie pour participer à l’essor d’autres pays qui les accueillent à bras ouverts, confiants du niveau de leur qualification pour avoir connu l’engagement de la Tunisie dans l’éducation et la formation depuis l’indépendance, depuis l’ère Bourguiba.
Cette nouvelle douloureuse pour la mère patrie qui laisse partir ses enfants qu’elle a mis des décennies à éduquer, à former, à armer de compétences gratuitement et qu’elle sert aujourd’hui sur un plateau d’argent à d’autres nations, n’est pas la seule nouvelle. Notre pays frère et voisin, la Libye, qui a pris son destin à bras-le-corps et s’est lancé dans sa reconstruction, en demande aussi. Difficile de ne pas être schizophrène face à cette situation. D’un côté, nul ne peut s’empêcher d’éprouver le sentiment de fierté devant la reconnaissance internationale de la qualité de nos compétences, de l’autre, celui de l’inquiétude et de la crainte de ne plus pouvoir bénéficier de soins de qualité et de devoir faire face, à notre tour, à une pénurie de médecins compétents. Mais qui aurait le droit de le leur reprocher ?
C’est une belle jeunesse qui s’est investie, qui a cru en ses capacités de changer le cours des choses – la fabrication locale du premier nano-satellite tunisien « Challenge One » en est la preuve –, qui a cru en l’ascenseur social, comme les générations précédentes, mais qui se trouve aujourd’hui face au mur, sans horizons et sans espoirs. La Tunisie entière est au pied du mur, au bord de la faillite, sans projets, sans stratégies de sortie de crise ou de relance, sans gouvernants conscients de leurs responsabilités et de leurs engagements vis-à-vis de leurs administrés et de leurs partenaires étrangers. Pourtant, les capacités humaines existent et en nombre, elles attendent d’être motivées, engagées, intégrées dans la machine de production, d’innovation, de création, de réalisation.
La Révolution de 2011, en laquelle tous les jeunes ont cru, s’est transformée au bout d’une décennie en une catastrophe, une calamité grandeur nature. Ce sont dix ans d’amateurisme politique, de guéguerres partisanes, de mise à mal de l’économie et de destruction progressive du service public ; ils ont eu raison de la patience des Tunisiens et de leurs rêves de réussite.
Même Kaïs Saïed les a déçus. Ils ont été nombreux à voter pour lui aux élections présidentielles de 2019. Il représentait pour eux un genre nouveau de dirigeant : intègre, atypique, antisystème. Ils l’ont porté au sommet de l’Etat. Mais il n’en fit rien. Toujours égal à lui-même en termes d’intégrité et de propreté, le président Kaïs Saïed ne parvient pas à donner corps à ses idées de reconfiguration de la vie politique et à ses projets de rapprochement de la politique des individus. Taxé de populiste, contre-attaqué par les réseaux de corruption et les lobbys mafieux qu’il honnit, le président, qui s’entête à s’exprimer de manière à ne pas se faire comprendre, est prisonnier de son propre isolement de la classe politique, du cercle des affaires et même des partenaires étrangers. Les jeunes qui partent, légalement ou clandestinement sur les embarcations de la mort, ont perdu espoir et confiance en leurs dirigeants, y compris leur président. Ils observent que tout est à l’arrêt, que les horizons sont sombres et que les dirigeants, qui en sont responsables, s’enlisent encore dans leurs querelles d’ego au lieu d’œuvrer ensemble à résoudre les crises de tout genre, économique, sociale, sanitaire, environnementale, politique, et à rendre à la Tunisie sa splendeur et sa joie de vivre d’antan.
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