Nous vivons une période très critique, inédite, chargée de grandes inquiétudes. C’est sans doute la période la plus sombre de l’histoire postindépendance. On fait face simultanément à quatre crises majeures qu’on ne sait pas gérer et qu’on ne peut pas financer : une épidémie de la Covid-19 encore plus ravageuse, un an et demi après l’apparition du virus et que nos décideurs politiques n’ont pas su contenir à temps, une économie à genoux, incapable de se relever sans un plan de sauvetage douloureux avec les conditions du FMI, une situation sociale qui menace de déclencher une révolte de la faim et une crise politique marquée par le blocage de la transition démocratique et qui tient en otage tous les rouages de l’Etat.
La situation est d’une telle complexité et les dirigeants actuels ne sont pas à la hauteur des défis. Leur unique préoccupation : rester le plus longtemps possible dans les plus hauts postes de la décision politique, à n’importe quel prix et quelles qu’en soient les conséquences. Rien que ces derniers jours, alors que Kairouan et d’autres régions sinistrées par l’épidémie de la Covid appellent les gouvernants à assumer leurs responsabilités pour leur porter secours, ces mêmes gouvernants ont la tête ailleurs, préoccupés par leur bataille contre le président Kaïs Saïed autour du dialogue national, la mise en place d’un nouveau gouvernement et le choix de nouveaux ministres. Les Tunisiens peuvent mourir, ils ne peuvent rien pour eux, ils ne sont même pas capables de faire respecter les restrictions sanitaires qu’ils décident. Une chose est sûre : si la Covid-19 ne décide pas de nous laisser tranquilles et d’épargner nos vies, nous finirons tous par périr.
Dans les coulisses politiques toutefois la température est à son maximum. Tous les moyens sont mobilisés pour maintenir la pression et imposer aux Tunisiens les dirigeants politiques en qui ils n’ont plus confiance et qu’ils souhaiteraient voir partir, le plus tôt possible. Et comme les prochaines élections auront lieu dans pas moins de trois ans et que la chape de plomb est devenue trop lourde et opaque, des milliers de Tunisiens désespérés, surtout des jeunes, ont décidé que ce sont eux qui devront partir. Ils ont choisi de braver la mort au large de la Méditerranée ou les incertitudes de l’émigration loin des leurs plutôt que de croupir dans un pays en pleine déliquescence et mourir mille fois sous le règne de la médiocrité et de la mafia.
L’heure est on ne peut plus grave et incertaine. La quasi-totalité des gouvernorats devraient être mis sous cloche, à cause de la catastrophe sanitaire, alors que la vaccination piétine et que les vaccins se font rares. Mais la situation économique et sociale est si dégradée que les citoyens ont dû choisir de travailler et de ne pas avoir peur de mourir du corona, ou du moins de faire semblant. Car la mort en temps de pandémie est vorace, elle fauche sans compter. S’attaquer à la Covid-19 et œuvrer pour la reprise de l’activité économique, comme dans la plupart des autres pays qui depuis fin 2020 ne se sont concentrés que sur la seule pandémie mondiale, c’est ce qui devrait préoccuper nos dirigeants, jour et nuit. D’abord parce que c’est leur devoir, ensuite pour porter le costume de l’homme d’Etat qui inspire confiance aux concitoyens et aux partenaires étrangers qui ont prêté main forte à la Tunisie. Mais on est loin du compte. A Carthage, à la Kasbah et au Bardo, on a d’yeux et d’oreilles que pour la querelle des chefs et la crise qui secoue leur ego. Si bien que l’orientation qu’est en train de prendre la fronde – ce n’est pas un débat– autour d’un hypothétique dialogue national se dirige vers une nouvelle impasse politique. Cette fois, le différend porte sur l’éventualité d’un retour ou non à la Constitution de 1959. Une option comme une autre, mais elle a vite pris l’ampleur d’une polémique. Cette piste a été proposée par le président de la République en vue d’être examinée et améliorée dans le cadre d’un dialogue national, s’il venait à voir le jour. En faisant ses confidences à Noureddine Taboubi, Kaïs Saïed semblait enfin revenu à de meilleurs sentiments vis-à-vis du Chef du gouvernement puisqu’il avait affirmé à son hôte que Mechichi pouvait rester à la tête du gouvernement en échange d’un remaniement ministériel sans des corrompus. Contrairement à ce qu’ont avancé ses plus virulents détracteurs, Kaïs Saïed n’a pas imposé la Constitution de 1959, il l’a suggérée en vue d’être examinée et améliorée en fonction du nouveau contexte démocratique et ce, dans le cadre d’un dialogue national. Sa proposition, il l’a faite au Secrétaire général de l’Ugtt, avant de se rebiffer. Pourquoi ? Le saura-t-on jamais ? Kaïs Saïed reste silencieux, comme d’habitude, laissant libre cours à toutes les interprétations, certaines sont logiques, d’autres sont belliqueuses.
Vu le degré de gravité de la situation sanitaire et économique, le chef de l’Etat est appelé à changer d’attitude, à être plus coopératif, à se comporter en chef d’Etat qui s’emploie entièrement à trouver des solutions et non pas à provoquer les crises. Quant aux partis politiques qui gouvernent et aux élus, leur réputation auprès des Tunisiens est aussi sombre que leur bilan. Les échéances de 2024, c’est demain et le verdict sera sans doute à la hauteur de la déception qu’ils ont semée parmi les Tunisiens.
Le dialogue national peut être une chance pour sauver ce qui peut l’être encore, à condition que ce soit un dialogue pour sauver la Tunisie et non pas pour recycler l’échec des actuels gouvernants.
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