En ces temps de trouble et de désordre, à un moment où toute la classe politique est contestée, discréditée, vilipendée, attaquée, il est facile de dresser un réquisitoire contre la politique de la nouvelle gauche tunisienne telle qu’elle est pratiquée depuis plus d’une décennie. Après la chute de l’ancien régime, la gauche tunisienne affronte sa crise la plus profonde. Elle est minée. Sa «magie» d’antan n’opère plus. Elle n’est plus que la caricature d’elle-même et dont la passivité n’apparaît que comme une légitime incarnation. Sliman Ben Sliman, Mohamed Harmel, Ali Jrad, Mohamed Charfi, Noureddine Ben Khedher, Salah Zghidi, Chokri Belaïd en seraient restés pantois ! Ce qui se brise ici, c’est un mouvement progressiste, son histoire, son image, sa position sociale, qui paraissait acquise et, à travers tout cela, une certaine idée que le peuple tunisien se faisait encore da la gauche. L’histoire n’est pas ainsi qu’elle est pensée depuis Hérodote, un fleuve dans lequel on ne se baigne qu’une fois. Non, l’histoire est ce formidable télescopage des temps, des évènements et des lieux, au nom de la plus juste et commune vérité. Quand on ne sait plus très bien distinguer le réel du fantasme, l’inoffensif du dangereux. C’est dans cet entre-deux que se déroulent les évènements tragiques de la chute. Diagnostiquer le réel de la gauche tunisienne, ne consiste pas à «promener un miroir le long de son chemin», pour reprendre l’expression de Stendhal, à savoir décrire fidèlement les gens, les évènements et les lieux. Il suffit de s’inspirer de faits vécus pour explorer les ambiguïtés de ses dirigeants actuels qui portent des masques différents selon leurs interlocuteurs, la force des ambitions contradictoires qui les traversent, leur hypocrisie et ce jeu pervers de miroir où le moindre adversaire de simple bord politique, à part l’islamisme, devient immédiatement l’ennemi mortel. D’ailleurs, la question posée dans le cercle fermé de «l’intelligentsia gauchiste» est justement celle-ci : qui, au juste, sont les ennemis de la gauche ? Et la réponse est, bien-sûr, troublante et polémique. L’ennemi pointé du doigt n’est plus ce «réactionnaire» longtemps diabolisé, ni son fer de lance les islamistes, mais bien les amis d’hier, les semblables, ces progressistes laïcs, éclairés, généreux et éduqués, tous ceux que les nouveaux dirigeants de la gauche tunisienne diagnostiquent comme une «épidémie de supériorité morale et intellectuelle» ! Cette thèse a de quoi prêter à controverse, mais elle est significative du climat qui règne sur la gauche tunisienne, avec ses règlements de comptes quotidiens et la paranoïa qui rend ses «dirigeants à vie» aussi impitoyables que ridicules. S’il y a là une singularité, se pourrait-il que cette nouvelle gauche, loin de s’inscrire dans l’histoire des luttes d’émancipation, ait eu pour vocation de rompre avec la tradition de la gauche, voire d’en finir avec ses idéaux ? Elle me rappelle la légende de Leïla et Majnoun qui raconte la passion d’un jeune homme pour Leïla, dont on lui refuse la main. Éperdu de douleur, il se met à entendre une voix terrible et magnifique qui, sans cesse, lui susurre le nom de son amour. Mais lorsque l’aimée vient enfin s’offrir à sa porte, le «Majnoun» (le fou) gagne le désert. Car vivre avec Leïla, dit-il, l’empêcherait de penser à l’amour qu’il a pour elle. Le «Majnoun», c’est notre nouvelle gauche, Leïla, c’est bien la Tunisie ! Finie la grandeur de la gauche tunisienne, la laïcité n’est qu’une fiction. Finie la dignité des ouvriers, ce sont tous des filous et des félons. Finies les vertus, il ne reste que l’aigreur et l’absurde, dont on tentera de rire pour ne pas en pleurer. Par son lot de trahisons et de représailles, la nouvelle gauche tunisienne possède, actuellement, une tonalité shakespearienne, une plus grande noirceur que la haine qui s’enracine dans le pays. C’est celle des ultimes désillusions, avec ses alliances dangereuses et contre-nature : «Elle est à la même table que ceux qui avaient tué Chokri Belaid».
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