Le 20 mars 1956 marque l’indépendance politique tunisienne, pour autant, l’armée française est restée bien présente sur le sol tunisien. Un État n’est souverain que lorsqu’il établit sa totale indépendance militaire et territoriale, tel n’était pas le cas de la Tunisie. À cette date, l’armée française était forte de quelques 22.000 militaires présents dans les territoires du sud (considérés depuis 1885 comme territoires militaires) et la base aérienne et maritime de Bizerte. Alliant à la fois la diplomatie et une lutte qui tenait plus de la guerre d’escarmouche, en raison du déséquilibre flagrant des forces, le cheminement vers l’évacuation totale de tous les soldats français du territoire tunisien fut établi à travers une série de batailles dont il convient de faire un rappel. Ces batailles avaient débuté après les fameux bombardements de Sakiet Sidi Youssef. Le départ, ce 15 octobre 1963, du dernier soldat du territoire tunisien a été l’aboutissement de nombreux sacrifices consentis afin que la Tunisie retrouve enfin toutes ses terres et sa souveraineté nationale.
Les batailles de l’évacuation 1958-1961
Le prétexte avancé par la France pour maintenir ses troupes en Tunisie était celui de la sécurité de ses ressortissants en Tunisie et surtout celui concernant la sécurité des frontières avec l’Algérie qu’elle considérait toujours comme un territoire français et où elle avait subi une révolution armée engagée le 1er novembre 1954. Bourguiba pensait investir dans le potentiel humain et pour ce faire, il fallait tout d’abord éradiquer l’analphabétisme qui avoisinait les 80%, faire face aux épidémies et compter en même temps sur les alliances possibles surtout avec les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne.
Jusqu’en 1957, la collaboration militaire franco-tunisienne était difficile à mener et il faut souligner l’âpreté des négociations engagées avec la France sur la question de l’occupation française du sol tunisien. La France avait étroitement lié son aide militaire à la Tunisie, pour la constitution et la formation de son armée, au maintien de ses troupes dans les territoires du sud ainsi que sur la base militaire de Bizerte. Or, Bourguiba voyait justement l’absurdité d’un tel lien de causalité, alors que l’Armée française n’avait quasiment rien à faire dans ces territoires, si ce n’était surveiller le voisin algérien. Bourguiba y voyait une humiliation envers la souveraineté de la Tunisie et une politique «du bâton et de la carotte» qui était indigne pour un État indépendant qui insistait sur le principe de la «libre coopération» en visant une alliance stratégique et non un État sous occupation. Dans une lettre envoyée par Habib Bourguiba au ministre français des Affaires étrangères en date du 11 mars 1957, il souligne sans ambiguïté cette impasse devant laquelle se trouve la Tunisie face à la présence militaire française : «Le gouvernement tunisien ne peut pas ne pas relever que l’implantation militaire française actuelle, mis à part la base de Bizerte, ne répond pas à des impératifs de sécurité du monde libre, mais plutôt aux exigences d’un dispositif d’occupation. Par ailleurs, le fait pour le gouvernement français de lier, comme il l’a fait au cours des récentes conversations, l’évacuation progressive des troupes françaises, d’une part, l’aide technique, militaire et financière de la France, d’autre part, au consentement de la Tunisie à un traité d’alliance, revient, de la part du gouvernement français, à refuser à la Tunisie la faculté de négocier dans la dignité et le respect de sa souveraineté».Bourguiba, conformément à sa politique des «étapes» et à sa diplomatie «de velours», avait accepté le principe global de l’indépendance – en raison du déséquilibre des forces avec la France – et pensait mener une «petite guerre à outrance.»
Après avoir assis les fondements du nouvel État et s’être débarrassé du yousséfisme, l’annonce quasi attendue de la République, le 25 juillet 1957, donna la possibilité à la Tunisie de revoir la question de la présence militaire française sous plusieurs angles. Il s’agissait tout d’abord d’appuyer la cause algérienne, la menace française pesait lourd et une nouvelle intervention française en Tunisie pouvait s’opérer à tout moment. Il y eut d’abord l’aspect humain : plus de 100.000 Algériens étaient cantonnés sur la ligne de frontière tuniso-algérienne et la Tunisie, en dépit de ses ressources limitées, les accueillit à bras ouverts. Ensuite la question prit une nouvelle tournure politique : le FLN, le GPRA, l’ALN – branche armée du FLN – commençaient à opérer sur le sol tunisien. Bourguiba opposa un refus catégorique au gouvernement de Paris de procéder à des expéditions militaires depuis des bases tunisiennes contre la rébellion algérienne, ce qui ne fut guère du goût de la France.
À ce titre, de nombreux accrochages frontaliers, dès octobre 1957, se sont particulièrement intensifiés. L’Armée de libération nationale algérienne, aidée par plusieurs membres de la Garde nationale tunisienne et les habitants de la frontière qui leur prêtaient main forte, infligeant à l’armée française de sérieux revers.
En date du 8 février, c’était, d’après les autorités françaises d’Algérie, devenu insupportable.
Le bombardement de Sakiet Sidi en ce 8 février 1958 marqua sans doute un tournant décisif dans les rapports militaires entre la Tunisie et la France. L’image des victimes civiles et l’extraordinaire élan de solidarité internationale poussa le gouvernement tunisien et Bourguiba à demander à la France de quitter le sud tunisien et de cantonner sa présence aux limites de la ville de Bizerte. Une interdiction de circuler hors les zones militaires dans le sud tunisien fut signifiée aux forces militaires françaises. La mission dite de «bons offices» engagées par les deux ministres des Affaires étrangères américain et britannique, Murphy et Beeley, arriva à un accord de ne pas internationaliser l’affaire devant les instances de l’ONU et de cantonner l’armée française à la seule base de Bizerte. Ce fut, en définitive, une victoire de la diplomatie tunisienne.
La bataille de Remada
Mal assumé par la France, cet accord n’était guère du goût des autorités militaires françaises qui multiplièrent les incursions et les provocations. Et contrairement à ce qui avait été convenu, une formation de trente blindées franchit la ligne de démarcation dans le sud tunisien et occupa le village de Bir Amir. Ce à quoi les forces tunisiennes répliquèrent en envoyant des renforts depuis Tataouine et réussirent à chasser les forces françaises qui regagnèrent leur base qui fut assiégée et isolée. Le 24 mai, un blindé français était détruit alors qu’il tentait de forcer le barrage tunisien. Une deuxième tentative de forcer l’étau autour des forces françaises échoua et l’armée tunisienne réussit à infliger aux assaillants des dégâts humains et matériels conséquents. La réplique vint par l’Algérie et les avions pilonnèrent les positions tunisiennes durant toute la journée du 25 mai. Un retrait tactique s’avérait nécessaire et les forces tunisiennes durent se retrancher dans les collines avoisinantes. Une guerre d’escarmouche s’ensuivit qui dura 4 jours (et se termina le 28 mai).Elle avait coûté la vie à des dizaines de soldats tunisiens, parmi eux le fameux Mosbah Jarbou. C’était là le premier sang de la nouvelle armée de l’indépendance qui venait de couler. La Tunisie avait réactivé ses voies diplomatiques et déposa plainte auprès de l’ONU le 29 mai 1958. Encore une fois, la mission des «bons offices» (Murphy-Beeley) intervint et l’évacuation des soldats français du territoire du sud fut accomplie. Dès lors ils restreignirent leur présence à Bizerte comme il avait été convenu.
La bataille de la borne 233
La Tunisie avait toujours plaidé en faveur d’un tracé juste entre les limites de l’Algérie et la Tunisie à l’extrémité sud-ouest. La borne 233 était à ce titre revendiquée par la Tunisie en tant que limite avec la frontière algérienne (environs de Gar’at el-Hamil). Or, un point d’eau très important s’y trouvait et servait à approvisionner les troupes françaises qui stationnaient à quelques centaines de mètres de cette limite, or l’eau était vitale pour les soldats français. Pour les troupes tunisiennes, c’eut été normal de se plier aux accords du 17 juin 1956 qui donnaient à la Tunisie le droit de reprendre Fort Saint (actuel Borj el Bœuf) et ils prirent également possession du puits objet du litige. Cet acte priva l’armée française de ses ressources vitales en eau. Cette situation fut obérée par la détérioration des rapports franco-tunisiens en ce mois de juillet 1961 (affaire de Bizerte). Une attaque française tenta de reprendre le point d’eau et donc la borne 233 (Ga’ar al-Hamil) le 20 juillet 1961. L’Armée tunisienne défendit ses positions et perdit treize hommes, mais infligea en l’occurrence de lourdes pertes aux Français (soixante tués, un avion abattu, six véhicules détruits). L’affaire de la borne 233 ne sera résolue entre la Tunisie et l’Algérie qu’en 1973. Cette affaire intervint alors même que la bataille de Bizerte avait déjà été engagée le 19 juillet 1961.
La bataille de Bizerte
La rencontre entre Bourguiba et de Gaulle, le 28 février 1961, fut décisive quant à l’avenir de la base de Bizerte. Selon de Gaulle, la France allait quitter Bizerte, ce n’était qu’une question de temps, ce qui était vrai ! Car deux semaines auparavant, c’est-à-dire le 13 février 1961, la France parvint à effectuer son premier essai nucléaire dans le sud algérien, à Raggan. Bizerte n’avait plus désormais une place de choix, comme d’ailleurs la plupart des ports méditerranéens à l’exemple de Mers el Kebir (Oran), car elle possèdait l’arme de dissuasion contre le bloc soviétique à l’époque.
Or et après l’engagement de quelques travaux pour l’élargissement de la piste d’atterrissage à Sidi Ahmed, les Bizertins s’enflammèrent, croyant que la France préparait à installer définitivement ses militaires dans la ville. Avec des discours exhortant les populations de toutes les villes tunisiennes à venir à Bizerte, Bourguiba crut mobiliser une immense manifestation et exercer une pression populaire qui hâterait le départ définitif des Français. Les calculs de Bourguiba étaient faux : de Gaulle ordonna à ses troupes, dont les parachutistes venus d’Algérie, de donner une véritable leçon à Bourguiba ; un porte-avion fut même envoyé à l’occasion.
La bataille de Bizerte, tristement célébrée, fut engagée du 19 au 23 juillet 1961. Un véritable carnage : des civils et des militaires ont été massacrés et l’on dénombre officiellement plus de 670 morts.
Or, chez les Bizertins et les témoins oculaires on parle de milliers de morts (la véritable histoire n’est toujours pas écrite.)
L’intervention de l’ONU dans l’affaire donna gain de cause à la Tunisie, son Secrétaire général, Hammarskjöld, se rendit même venu en Tunisie afin de se rendre compte de la situation.
L’évacuation
Toutes ces séries d’événements et de batailles menèrent en fin de compte à une entente entre la France et la Tunisie pour libérer la base de Bizerte. Ainsi, le 15 octobre 1963, le dernier soldat français quittait la terre tunisienne.
Bourguiba et son gouvernement pouvaient se vanter devant l’opinion publique tunisienne et surtout arabe que la diplomatie pouvait résoudre les problèmes les plus complexes. Face à Nacer et aux nombreux leaders arabes, Bourguiba leur adressait un message clair : un régime civil et non militaire pouvait faire face à une puissance mondiale et gagner sa cause. Cette idée était contraire aux idéologies dominantes et va-t-en guerre.
L’évacuation complète fut réalisée une année plus tard, le 12 mai 1964, par la restitution des terres agricoles et domaniales, la Tunisie avait par ce biais reconquis sa totale souveraineté.
Par Fayçal Cherif