Alors que toutes nos forces politiques, médiatiques, intellectuelles et citoyennes consacrent toutes leurs énergies dans une fausse polémique, notamment celle autour de la nomination de quatre gouverneurs puisés dans l’entourage électoral du président de la République, la Tunisie est en train de perdre tout son capital diplomatique à l’échelle régionale et mondiale à cause de la trop grande négligence des grandes questions d’intérêt national. Le dernier flop en la matière, des plus inattendus, est la désolidarisation de la Libye de la Tunisie au bénéfice du Maroc. Le proche voisin du Sud vient, en effet, de soutenir la candidature du Maroc pour le siège au Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine au détriment de la candidature de la Tunisie. Etonnant ? Sûrement pas. Qui a entendu parler de ce projet dans les médias, dans les plateaux quotidiens des chaînes d’information, hormis le président de la République dans son allocution prononcée lors de la 21e édition du Sommet du Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA) ? Quelle stratégie de communication et de lobbying diplomatiques a été élaborée et concrétisée pour atteindre cet objectif ? Certes, à ce niveau la concurrence est rude entre les pays et dans les circonstances politiques et économiques actuelles, la Tunisie ne peut pas prétendre détenir les atouts nécessaires. Il est bien loin le temps où la Tunisie était le guide et la lanterne diplomatiques du monde arabe. Il faut tout de même regretter que nos problèmes internes nous détournent de nos intérêts internationaux qui sont tout aussi déterminants pour la sortie des diverses crises auxquelles la Tunisie est confrontée, sans répit depuis 2011. Voilà ce qu’on récolte quand on sème la médiocrité et l’amateurisme dans des domaines souverains et quand le lobbying à l’étranger sert à défendre les intérêts personnels de politicards sans envergure qui vivent dans le déni de leurs échecs et qui s’accrochent à leurs sièges de députés et de ministres même quand les Tunisiens toutes catégories confondues les en chassent.
Kaïs Saïed a beau être intègre, il n’en fait pas mieux. Il cultive les doutes autour de lui, cache son jeu politique en laissant, sans broncher, des jeunes s’approprier son projet et son rôle et les expliquer, sans au final pouvoir convaincre. Plus encore, il gaspille un temps précieux en n’avançant pas dans les réformes politiques nécessaires pour le retour à l’activité normale des institutions démocratiques. Au terme de quatre mois d’inertie, le décret présidentiel 117 est désormais unanimement rejeté, il est devenu une impasse dont Kaïs Saïed ne sortira qu’en échange de compromis et de concessions avec les acteurs de la vie publique et politique. Son entêtement à faire cavalier seul n’engendrera que plus de difficultés, d’autant que les fuites du « Ksar » font état de tensions et de divisions entre ses plus proches collaborateurs dans une guéguerre de leadership dont on peut imaginer les conséquences désastreuses sur la qualité de la décision et la gestion de l’Etat.
Parallèlement, la vague d’opposition contre Kaïs Saïed prend de l’ampleur et ses soutiens perdent de la vigueur face à la montée de la colère sociale et le flou qui plane sur la durée de l’état d’exception. Des partis politiques, tels que le PDL, le Courant démocratique et d’autres, le somment d’activer le retour à la normale de l’ARP en convoquant des élections législatives anticipées (et même présidentielle), d’autant que les députés « gelés » réclament la fin de la situation sociale déplorable dans laquelle ils se trouvent en raison de la suspension de leurs indemnités parlementaires et de l’interdiction juridique qui les empêche de reprendre leur emploi initial avant la dissolution de l’ARP. Sauf que des élections anticipées sans l’amendement de la loi électorale donneraient lieu à la composition parlementaire de 2019, ce qui ramènera le pays à la case départ et à un climat encore plus tendu et conflictuel entre les protagonistes parlementaires.
Au bout de quatre mois de gouvernance exceptionnelle et de plein pouvoir, le bilan de Kaïs Saïed est bien maigre dans tous les domaines, sauf dans ce qui peut être qualifié de campagne silencieuse de « nettoyage » de l’administration publique de certains de ses responsables. Le président ne manque sans doute pas de volonté pour faire plus vite et mieux, mais la confrontation avec la réalité et ses contraintes, qui exigent des compromis, a eu sans doute raison de son entrain et de son élan. Et c’est peut-être une bonne chose. Saïed doit revoir sa méthode de travail et se tourner vers ses partenaires potentiels dans la scène publique, politique et syndicale. C’est à cette seule condition – l’union fait la force – qu’il pourra se maintenir à Carthage, car les vents opposés se renforcent et soufflent de tous les côtés. Même la Centrale syndicale, son plus puissant allié sur la scène nationale malgré tous les malentendus et les atermoiements, commence à affronter ces vents dévastateurs. Noureddine Taboubi est la cible d’une campagne féroce de dénigrement et de diabolisation sur les réseaux sociaux après que le tribunal de première instance de Tunis eut annulé la tenue du congrès extraordinaire non électif de la Centrale et contribué à aggraver la division entre les syndicalistes.
Kaïs Saïed doit redescendre sur terre et mettre fin à sa fuite en avant. Les Tunisiens n’accepteront pas d’être mis devant le fait accompli pour un projet politique qui hypothèquerait leur présent et leur avenir, dont ils ne savent rien et à la conception duquel ils n’ont pas participé. Cette méthode de gouvernance, les Tunisiens l’ont définitivement répudiée depuis 2011, la preuve est leur propension aux mouvements de protestations pour la revendication de leurs droits et pour s’opposer aux abus.
Il est des dossiers importants que le président de la République est appelé à traiter avec plus de rigueur et de compétences, comme la diplomatie dont la faiblesse flagrante, résultat d’une décennie cacophonique, fait perdre à la Tunisie sa place traditionnellement privilégiée dans le concert des nations. Le voyage de Najla Bouden en Algérie, que sait-on de ses tenants ? Quant à ses aboutissants, il n’y a rien à signaler en termes de coopération bilatérale et surtout pour ce qui concerne la visite d’Etat prévue du président algérien en Tunisie accompagné d’une importante délégation de ministres. Tous ces « vides » ne renforcent pas la position de Kaïs Saïed ni à l’intérieur ni à l’extérieur du pays. Surtout quand des députés (cinq appartenant à Ennahdha, Qalb Tounes et Al Karama) dont les activités sont supposées gelées vont à Madrid représenter l’ARP aux travaux de la Conférence de l’Union interparlementaire.
Le président Kaïs Saïed semble ne plus rien contrôler. Dans le domaine politique pour lequel il a pris les décisions du 25 juillet 2021, son projet de démocratie de base ne séduit même pas ses premiers collaborateurs, comme le constitutionnaliste Amine Mahfoudh, et dans le domaine social, son souci d’améliorer le pouvoir d’achat ne trouve pas d’échos. Idem pour l’environnement, l’économie, les finances publiques.
Kaïs Saïed doit revoir sa copie s’il en a une, avant qu’il ne soit trop tard pour lui et pour ceux qui ont parié sur lui.
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