Convaincu que le 14 janvier 2011 est une date d’«avortement de la révolution et de perpétuation du système de l’ombre», le président de la République Kaïs Saïed a décidé de décréter le 17 décembre date commémorative de la «révolution» ! Une foucade. Le débat sur l’œuf et la poule ne mènera pas bien loin. C’est se tromper de combat et desservir une cause. Les décisions politiques avertissait Descartes, doivent être «souveraines contre tant de nos maux, sottises, balourdises et autres crétineries». Il y a suffisamment de problèmes dans ce pays pour ne pas en inventer d’autres. Qui sont imaginaires. Autant de mauvaises interprétations, fantasmes et fadaises qui noircissent l’humeur nationale ! Et sèment, dans une opinion affolée, la nervosité et l’hystérie polémique : la preuve, le pays est retombé au stade désastreux de la régression, au point qu’on peut se demander si nous ne sommes pas revenus aujourd’hui au temps de la fameuse «Troïka» quand l’enfer des islamistes était présenté comme le paradis et que les mensonges de Moncef Marzouki passaient pour des vérités révélées. On n’aurait peut-être pas dû y prêter attention. Et puis quand même. Il s’agit d’une décision présidentielle. Une décision ratée dès lors qu’une manipulation incontrôlée la ruinait de même qu’un barrage rompu ruine l’irrigation. Une lubie libertaire, un rêve déjanté, un fantasme populiste, un périlleux exercice du «jusqu’où peut-on aller trop loin» ! Cette «manipulation de l’histoire», selon la formule de l’historienne Dalenda Larguech, est d’autant plus regrettable qu’elle introduit du trouble et fait le lit de l’extrémisme et des discours complotistes dans une période où le rôle des responsables est, plus que jamais, d’apporter de la clarté, de la mesure et de la sagesse. Mais nos gouvernants croient dur comme fer qu’il faut parfois que tout change pour que rien ne change ! Ce sentiment d’absurdité est naturel dans une société où l’homme serait détaché de la réalité. Mais pour un haut responsable, conscient et averti, le devoir est de lutter contre ces tendances et montrer qu’il existe une logique, une certaine rationalité. Notre récit de la «révolution» est-il encore lisible ? C’est quand on croit avoir instrumentalisé ce «soulèvement» populaire que l’on cesse de le valoriser, comme le montre la multiplication des versions qui se contredisent les unes les autres. Quand on les a écoutées, on n’est pas bien sûr que leurs «auteurs» nous parlent tous du même événement. Le débat incongru sur ce fameux «soulèvement» souligne, une fois encore, la grande pitié de tout un système politique. Une étape supplémentaire dans cette tyrannie de l’insignifiance que la nouvelle élite, celle de la politique politicienne, inflige au peuple tout entier. Mais notre société est-elle à ce point infantilisée qu’elle ne peut traiter de problèmes plus sérieux? Pourquoi la nuance, la mesure, l’équilibre sont-ils devenus aux yeux de la plupart de nos responsables politiques des mots obscènes ? Bien des choses menacent le pays, sans qu’on dispose de réponses crédibles. Certains fléaux sont encore sans remèdes. Certaines souffrances sociales sont hors de portée. Il existe plusieurs dangers qui menacent notre société, des solutions qu’il nous appartient de mettre en œuvre. Et pourtant, on ne le fait pas. Si la classe politique au pouvoir fait de plus en plus penser au «gag» du clown pianiste : («pour se rapprocher du clavier, il va pousser à grande peine le piano vers son tabouret…. plutôt que son tabouret vers le piano»), c’est parce que depuis plus d’une décennie, une partie d’elle non négligeable renie le sens de l’État et piétine ses valeurs. À l’heure où les «rires» affreux des hyènes couvrent de plus en plus les appels à la raison, que sommes-nous en train de faire de notre pays ? N’est-il pas temps, à ce stade de décrépitude et de désarroi, de créer une chance pour combler ce gouffre séparant les vices de nos gouvernants de la menace imminente d’un bouleversement doublé d’une véritable révolte ? Le pire n’est jamais écarté et il va falloir aux Tunisiens une grande dose de patience, de résistance et de sang-froid pour l’éviter.
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