Le calendrier tant revendiqué et la feuille de route politique tant attendue n’ont plus, enfin, de secrets pour les Tunisiens. Trois dates sont à retenir pour 2022 : 20 mars, 25 juillet et 17 décembre. Le séisme politique pressenti par certains observateurs prétendument avertis de la scène politique pour ce 17 décembre 2021 n’a, de ce fait, pas eu lieu. La Constitution n’a pas été suspendue ni l’ARP dissoute. L’Etat d’exception va se poursuivre encore une année jusqu’aux prochaines élections législatives, anticipées, fixées au 17 décembre 2022.
Les forces politiques et syndicales, les élites de tout bord et les citoyens ont connu une semaine de grande effervescence avant le discours de Kaïs Saïed prononcé lundi dernier. A défaut de communication directe avec la source, les pronostics en termes d’annonces présidentielles, à l’occasion de la nouvelle date de célébration de la révolution, le 17 décembre au lieu du 14 janvier, avaient placé la barre très haut et fait craindre des violences et des affrontements entre citoyens. On avait prétendu la suspension de la Constitution, des instances constitutionnelles, du Conseil supérieur de la magistrature et une modification de fond en comble du paysage politique avec la disparition de partis ou de figures partisanes accusés de crimes électoraux et risquant de perdre leur éligibilité aux prochaines élections législatives. En tête de liste, Ennahdha avec Qalb Tounes et la députée de 3ïch Tounsi, à la lumière du rapport de la Cour des comptes. Si, en effet, Kaïs Saïed mettait à exécution ses menaces de « nettoyer » la scène politique dans le cadre de la reddition des comptes de tous ceux qui ont enfreint les lois, alors la voie serait ouverte pour la construction d’une autre Tunisie, différente de celles d’avant et après 2011. En Mieux ou en pire ? Cela dépendra du front auquel chacun appartient. Les anti-Kaïs Saïed ont déjà menacé de descendre dans la rue le 17 décembre pour riposter en cas de décisions « prohibitives », selon eux, telles que l’annulation de la Constitution, la dissolution du Parlement et du Conseil supérieur de la magistrature. Les pro-Kaïs Saïed souhaitaient, quant à eux, ces décisions qu’ils considèrent justes et s’apprêtent à «fêter l’avènement d’une Tunisie nouvelle, sans Ennahdha, ouverte aux pays du monde entier et qui promet de poursuivre sans relâche sa lutte contre la corruption et le terrorisme».
En décrétant le 17 décembre 2021, nouvelle date anniversaire de la révolution, Kaïs Saïed vise ses adversaires. Il entend rectifier le processus de la révolution de la dignité et rendre à César ce qui lui appartient, c’est-à-dire attribuer l’honneur d’avoir déclenché les évènements qui ont fait chuter le régime de Ben Ali aux vrais révolutionnaires : les jeunes de Sidi Bouzid et des régions de la Tunisie profonde. Cette décision est bien sûr critiquée et rejetée par une large frange de l’élite politique qui s’enorgueillit d’avoir contribué à l’instauration d’élections démocratiques et à la mise en place de la majorité des institutions démocratiques.
Maintenant que les mesures tant redoutées ont été annoncées et qu’elles se sont avérées moins hasardeuses que les pronostics, deux points positifs sont à relever : un, le flou a été quelque peu dissipé avec la fixation du calendrier pour les douze prochains mois ; deux, le président semble avoir été plus sage que ses détracteurs en choisissant la prudence, en continuant d’avancer pas à pas, sans se presser. En effet, les Tunisiens ont jusqu’au 20 mars 2022, trois mois en tout, pour faire part de leurs choix en ce qui concerne notamment les amendements de la constitution, du système politique, de la loi électorale, de la loi sur les partis et les associations… dans le cadre de la consultation nationale, à travers le web. Le référendum sur les réformes politiques a été fixé pour le 25 juillet 2022, jour de célébration de la fête de la République. Et toujours pas de dialogue national. Donc, des tensions politiques encore et toujours ! S’y ajoute la décision de Saïed de maintenir le gel de l’ARP jusqu’à la tenue d’élections anticipées le 17 décembre 2022.
D’ici là, une question se pose avec acuité : qu’en sera-t-il des députés qui vivent une situation économique et sociale des plus ambiguës, sans indemnités parlementaires en vertu du décret 117 et pour certains, sans pouvoir réintégrer leurs postes dans la fonction publique, l’ARP n’étant pas dissoute ? Le président Kaïs Saïed ne peut en aucune manière ignorer les droits élémentaires de ces élus et citoyens à des revenus mensuels réguliers et au travail d’autant qu’ils ne font pas l’objet de poursuites judiciaires, à l’exception de quelques-uns qui sont soit sous les verrous, soit en fuite. Une autre question s’impose : où sont les réformes économiques et sociales ? L’initiative de Kaïs Saïed basée sur la réconciliation pénale, dont la promulgation de la loi est imminente, avec tous ceux qui ont détourné l’argent public et qui seront « condamnés » à réinvestir ces fonds dans le financement de nouvelles « sociétés citoyennes » au bénéfice des jeunes chômeurs, saura-t-elle calmer la grogne sociale qui s’amplifie et répondre aux besoins en termes d’emploi (taux de chômage : 18,4%) ?
Les piques lancées à l’endroit de l’Ugtt et de la 3e voie proposée pour une sortie de crise ne sont pas pour atténuer les tensions. Bien au contraire, la réaction des syndicalistes ne se fera pas attendre. C’est dire qu’en s’attaquant à la Centrale syndicale, Saïed joue en quelque sorte avec le feu.
Les difficultés économiques et financières sont incommensurables et la Tunisie a besoin de stabilité pour travailler sur ces deux dossiers. C’est peut-être pour cette raison que Kaïs Saïed a préféré modérer ses décisions qui devaient être stratégiques, car ses déclarations médiatiques enflammées et ses attaques acerbes contre ses adversaires laissaient croire le contraire. Même le G7 a insisté dans son communiqué du vendredi 10 décembre sur le volet économique et social appelant le président Saïed à lui accorder la plus grande importance et qu’il se tenait prêt à aider la Tunisie à sortir de l’impasse dès le retour des institutions démocratiques et un parlement élu.
La Tunisie est sur la voie de changer de visage et de cap, mais les Tunisiens devront encore s’armer de patience. Une année encore, peut-être davantage, la relance économique nécessitant du temps, des investissements et du labeur ! Kaïs Saïed l’a rappelé dans son discours en notant que les Tunisiens doivent compter sur eux-mêmes pour résoudre leurs problèmes. Les Tunisiens en sont conscients mais ils ont du plomb dans les ailes : ceux qui ont pillé le pays et anéanti leurs chances de travailler, de se construire et d’espérer n’ont pas été jugés, ils n’ont pas rendu des comptes devant la justice. Ils exigent de Kaïs Saïed que justice soit faite pour qu’ils puissent passer à autre chose. Cela ne doit pas se limiter à des appels au corps des magistrats pour qu’ils ouvrent les dossiers et s’acquittent de leur fonction et de leur mission.
Que retenir enfin de ce discours, sinon que plusieurs zones d’ombre persistent et nécessitent éclairage.
43