Le dernier rapport de la CNAM à propos de la consommation des médicaments nous laisse coi. En 2013, sur 569 millions de dinars dépensés pour les médicaments, plus de la moitié, soit 340 millions, sont engloutis par les médicaments spécifiques, destinés à moins de 20% des bénéficiaires de l’assurance-maladie. Il y a là le symptôme d’un sérieux problème.
Dans la très longue liste des médicaments spécifiques, plusieurs spécialités et pathologies sont concernées : la cancérologie, la neurologie, la cardiologie, la psychiatrie, les maladies métaboliques, l’ostéoporose, la pneumologie, etc. À elle seule la cancérologie engloutit 54% des dépenses totales en médicaments spécifiques et trois nouvelles molécules se taillent la part du lion. C’est à se demander s’il n’y a pas une forte incitation à la surconsommation de ces nouveaux médicaments plus coûteux et dont on ignore encore les bénéfices réels par rapport à ceux existant déjà sur le marché en Tunisie. C’est à se demander également s’il n’y a pas acharnement thérapeutique sur des malades peut-être en phase finale et qui auraient davantage besoin d’être soulagés de la douleur ? À qui profitent de telles dépenses ?
Interrogé à ce propos, un des responsables médicaux nous a affirmé que la CNAM est consciente de ce «déséquilibre» quant à la répartition dans le remboursement des médicaments et qu’elle est en train de mettre en œuvre tous les mécanismes nécessaires pour faire preuve de plus de vigilance dans la maîtrise des coûts. Mais, nous dit-on, la grande erreur de la CNAM est de ne pas avoir établi dès le départ des référentiels médicaux, des consensus et des protocoles de soins, éléments nécessaires pour une meilleure prise en charge des malades, pour plus de sécurité, plus de transparence et moins de gaspillage.
Cette lacune est le point noir de la médecine tunisienne. Tous les pays développés travaillent avec des référentiels, des consensus et des protocoles thérapeutiques. Les référentiels sont les guides de bonnes pratiques qui fondent la démarche médicale. Ce sont les sociétés savantes en majeure partie qui établissent ces guides et ces protocoles. Disons plus simplement que chaque maladie devrait être prise en charge et traitée presque de la même façon, qu’on se soigne dans le privé, dans le public, au nord du pays, au centre ou dans le sud. Normalement, les prises en charge non conformes aux référentiels ne sont pas reconnues et donc non remboursées par la CNAM, sauf cas exceptionnels.
En l’absence de ces référentiels, chaque médecin tunisien fait comme il peut pour soigner ses malades. Il est vrai que certaines sociétés savantes en Tunisie font de leur mieux pour unifier toutes les démarches thérapeutiques des confrères, mais elles ne sont pas obligées de les respecter. Pour le cas de la cancérologie, dont les malades sont pris en charge intégralement par la CNAM, le médecin est libre de prescrire ce qui lui semble bon comme traitement et la caisse paie, quel que soit le prix du médicament.
Le médecin est l’une des rares personnes à ordonner à l’État de payer sans rechigner. Il lui suffit juste de signer une ordonnance médicale. Cela l’État le sait et l’industrie pharmaceutique aussi. Le monde de la médecine a besoin de laboratoires pharmaceutiques, car sans eux les avancées thérapeutiques ne pourraient se faire. De ce fait, ils sont devenus omniprésents et leur influence est importante. Leur but est de faire du profit, même s’ils se considèrent partenaires de santé et ils le sont en effet. Mais au vu de tous les scandales liés au médicament qui ont été largement médiatisés ces dernières années, on est en droit de se demander si santé et profit font bon ménage et si les intérêts financiers influencent le jugement professionnel.
Dans le rapport publié par le ministère de la Santé sur la corruption et le circuit du médicament en Tunisie, c’est par l’intermédiaire des visiteurs médicaux que le risque est le plus grand (voir article Réalités numéro 1.500 du 20 au 26 novembre 2014). En Tunisie, les visiteurs médicaux et les laboratoires continuent à faire des cadeaux aux médecins aussi bien dans le secteur public que dans le privé : séminaire à l’étranger, voyages pour tous les membres de la famille, séjours dans les hôtels, présents de valeur, etc. C’est là que l’on risque d’être dans le conflit d’intérêt, car les médecins pourraient être influencés par ces cadeaux.
Jusqu’à présent la CNAM a fait confiance à l’honnêteté intellectuelle de nos médecins et elle continue de le faire. Mais il est grand temps de les protéger, de protéger ses comptes de l’influence sournoise de l’industrie pharmaceutique capable de manipuler tout le monde, y compris l’information médicale. Dans ce but, les référentiels sont une bonne solution pour la pérennité de la caisse.
Samira Rekik