Je suis intimement convaincu qu’il faut considérer les mots comme des armes concrètes, chaque invective ou menace comme un acte de violence et d’agression. Comment les outrages énoncent-ils la réalité tragique d’une guerre mentale où l’on tire des mots au lieu de balles et, en retour, la façonnent-ils ? Il faut avouer que les mots, en général, ne sont pas de simples bulles de savon, surtout lorsqu’ils sont prononcés par un dirigeant islamiste aussi madré et expérimenté que Rached Ghannouchi. Par la force, par la provocation, par la dissuasion ou par l’intimidation, il a toujours intérêt à dominer, à subjuguer, à ecraser, à effrayer au point de tuer en ce peuple ce qu’il possède de plus précieux : sa soif et sa vision de liberté, lui faire perdre ou oublier le goût du plus beau et du plus exalté des rêves. Les acteurs de la terreur furent toujours experts dans la manière de manipuler les mots et leur donner un sens guerrier afin de transmettre des messages codés et exercer leur pouvoir tyrannique. Dans son célèbre roman “Querelle de Roberval”, l’écrivain québécois Kevin Lambert lance une mise en garde à tous ceux qui prétendent relancer le rêve d’émancipation sans affronter la terreur des mots. En qualifiant les forces de l’ordre de “taghout”, le président du parti islamiste “Ennahdha”, qui semble plus que jamais tenaillé par un obscur désir de revanche, a tiré sur le collier et les pieces qui, jusqu’ici difficilement alignées, s’éparpillent et rebondissent dans toutes les directions. Il savait pertinemment que ce mot ne se limite pas à l’incitation à une haine banalisée contre les forces de l’ordre, éternels boucs émissaires en temps de crise et de conspirationnisme débridé. Il participe d’un prosélytisme des plus dangereux. Dans une scène politique paranoïaque, où chaque politicard vit assiégé par ses fantasmes, l’imposture, comme le diable, se complaît souvent dans un mot. Cette tentation du lynchage est d’autant plus odieuse qu’elle s’exprime dans le lâche confort de la liberté d’expression. Il ne faut jamais croire que, derrière ce spectacle dérisoire, la liberté d’expression demeure intacte, bien au contraire celle-ci est désormais l’objet d’un grand désarroi. Un symbole du nouveau degré de chaos qu’a atteint la situation politique dans le pays. Ce mot tiré d’un lexique djihadiste est devenu une “petite musique” qui s’impose comme une évidence dans le discours islamiste. On l’entend, on le lit partout. Pourtant, à bien y réfléchir, on sent confusément que ce mot est étrangement choisi. N’aurait-il pas été plus habile de le remplacer par un autre mot plus intégré dans le vocabulaire moderne ? Pourquoi un mot moins alambiqué n’a-t-il pas été préféré ? Peut-être parce que ce mot choisi in fine ne se contente pas de transmettre un message d’incitation. Il a autre chose plus grave à transmettre : convoquer l’idée de puissances maléfiques, voire sataniques ! C’est une répartie qui claque : votre Etat civil, on n’en veut plus. Votre démocratie non plus. Revenons aux principes de notre mouvement, à notre idéologie globale, l’islamisme radical dans sa version initiale. C’est précisément ce que cherche Rached Ghannouchi en lançant ce message terrible. Il ne croit qu’au rapport de force dans tous les domaines. Pour bien négocier, il faut cogner, taper, intimider, molester jusqu’à ce qu’accord s’ensuive ! Je ne vois dans cette passion pour l’intimidation qu’une propension à régresser et à céder aux comportements les plus infantiles qui condensent toute la précarité, toute l’angoisse d’une secte si profondément déstabilisée . Un produit pathologique des frustrations liées à l’échec des promesses de faire de la Tunisie une plaque tournante de l’islam politique. Ce rêve s’est cramé les ailes dans le soulèvement du 25 juillet dernier. Plus de pouvoir. Plus d’avenir. La porte ouverte au pire. De façon non moins choquante et effrayante que les débordements de cette violence verbale, auxquels il a donné lieu, le langage de Rached Ghannouchi, longtemps soutenu par la majorité de ses partisans, a offert le spectacle d’un pays sombrant collectivement dans le délire le plus dramatique.
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