J’ai démontré dans cette rubrique, et à plusieurs reprises, que la grande richesse des livres est, en effet, de fournir un socle, la conviction que l’on est situé dans un «petit village uni», selon la description de Kheireddine Pacha (1822-1890) dans son célèbre livre «Aqwam al-masalik fi marifat ahwal al-mamalik» (les voies les plus justes pour réaliser les meilleures réformes), un siècle et demi avant l’avènement de la mondialisation, où une foule d’ancêtres continue de nous parler, pour autant qu’on veuille les écouter ! Dans ce sens et, pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays, il faudrait relire l’œuvre d’Ibn Abi Dhiaf (1804 – 1874) «Ithaf Ahl-al-zaman bi akhbar muluk Tunis wa Āhd el-aman» traduit en (Présent aux hommes de notre temps. Chroniques des rois de Tunis et du pacte fondamental). Elle soulève le capot de la mécanique prédatrice du pouvoir. L’auteur s’appuie sur ce qu’il a connu au moment de l’effondrement de l’État où il a bien décrit l’»enfer» réellement existant à cette époque, et donc la frivole dégradation des âmes, la perversion de la volonté (honnêteté), les formes démoniaques de la médiocrité. Pourquoi maintenant ? Parce que cette œuvre devrait être un antidote à l’un des périls de notre présent : les régressions multiformes de l’honnêteté politique de l’élite au pouvoir et à l’opposition. En politique, le cynisme et la malhonnêteté peuvent conduire non seulement à la trahison, mais également à la tragédie. Les honteuses lâchetés de quelques gouvernants au dix-neuvième siècle dont les Tunisiens savent qu’elles étaient porteuses de soulèvements et guerres civiles, ont démontré que le vrai problème est une question de personnes, rarement de système ou de procédures. Aujourd’hui, s’il y avait un prix de la plus mauvaise scène politique du monde, la Tunisie concourrait dans les premières places. Sa prétendue «richesse humaine» est un gruyère mangé par un ardent désir de voir l’incompétence au pouvoir ! Cette situation catastrophique en dit long sur l’amateurisme et la désinvolture de tous ceux qui ont gouverné notre peuple depuis plus d’une décennie. Ils ont ridiculisé le pays sous toutes les latitudes par le cynisme généralisé, le délitement de la méritocratie, la perte des valeurs, l’engloutissement des acquis de l’»État national moderne», recouverts désormais par des forêts d’inculture, dans une gigantesque entreprise de haine, de ressentiment et de détestation mutuelle. Ce qu’il y a de terrible dans cette mauvaise gouvernance, c’est que les mauvais prennent sans effort la place des bons. Un arriviste ignorant et médiocre, ayant de l’entregent, obtient une cote plus élevée qu’un compétent de génie. On oublie souvent que le destin de ce siècle se jouera autour de la compétence humaine. Un Etat moderne n’affronte plus les «riches» comme au dix-neuvième siècle, ni les «révolutionnaires prolétaires» comme au vingtième siècle, elle fait face à l’incompétence. C’est un combat sans fin qu’il faut livrer sans trembler. Parce que si les intellectuels ne résistent pas face à la nouvelle «peuplecratie» et aux coups de force des incompétents, cette dangereuse vague peut déboucher sur une fuite en avant, vers l’anarchie et l’autoritarisme. Malheureusement, plusieurs (ir) responsables politiques de cette dernière décennie continuent à délivrer un message «incorrect» en jouant avec le feu. Alors que le «démago-dégagisme» a fait reculer la «méritocratie», ils s’illusionnent à croire que notre pays est immunisé contre le triomphe de la «médiocratie» populiste et autoritaire. La situation est critique, en effet, et il est désormais impossible de l’ignorer. Les rapports des experts se succèdent, dans une sorte d’accumulation cauchemardesque, pour dire la gravité des menaces, leur étendue, l’irréversibilité des dommages et événements extrêmes qui se multiplient. A-t-on atteint le «pic de la médiocratie populiste», se demandent depuis quelques années les intellectuels avertis, qui ont le sens de la formule partagée. «Pic populiste» comme il y a un «pic épidémique» : l’apogée au-delà duquel commence le déclin ? Il aurait été miraculeux, dans ces conditions, que les citoyens ébranlés ne peuvent êtres attirés par la solution du pire qui leur est «vendue» par les politicards ignorants comme la plus efficace… Dommage !
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