L’opération militaire russe déclenchée en Ukraine au mois de février dernier se poursuit pour la neuvième semaine consécutive et continue d’alimenter les craintes quant au sort de l’économie mondiale et en particulier des pays les plus fragilisés au lendemain d’une crise sanitaire mondiale sans précédent. La Tunisie, l’un des «importateurs» phares des céréales de la Russie et de l’Ukraine, n’est donc pas à l’abri des conséquences drastiques de ce conflit armé qui met en péril non pas uniquement son économie mais aussi sa sécurité alimentaire. Rencontré par Réalités, l’ambassadeur d’Ukraine en Tunisie Volodymyr Khomanets évoque le bilan de l’intervention russe en Ukraine, l’état d’avancement des négociations entre les deux parties en conflit ainsi que l’avenir proche des relations de coopération entre l’Ukraine et la Tunisie. Il revient également sur le dossier des étudiants tunisiens de retour d’Ukraine et les solutions envisageables. Interview.
Deux mois après le déclenchement de l’opération militaire en Ukraine, quel bilan et quels chiffres sont à retenir ?
La guerre vient d’atteindre ses deux mois et nous continuons pendant ce temps à recevoir de plus en plus de soutien de la communauté internationale. Grâce à ce soutien, nous deviendrons de plus en plus forts.
Nous savons qu’il y a plus de 100 morts parmi les enfants ukrainiens et beaucoup d’autres parmi les populations civiles. Il y a aussi le nombre considérable de réfugiés, dépassant les 5 millions pour le moment, qui ont fui cette guerre pour trouver refuge à l’étranger dans les pays occidentaux.
Malheureusement, les statistiques font état de grandes pertes pour les deux parties. On évalue à plus de 20 mille les pertes parmi les troupes russes qui ont envahi l’Ukraine. Les pertes infligées à l’économie russe sont aussi très importantes et la Russie souffre sérieusement des sanctions économiques qui lui ont été imposées par l’Occident.
Indépendamment des pertes que l’on subit, l’armée ukrainienne continue à résister et à défendre le sol ukrainien face à l’invasion russe.
Par rapport aux pertes subies par les deux parties, ukrainienne et russe, certaines sources évoquent une manipulation des chiffres. Qu’en pensez-vous ?
Le monde entier connaît très bien qui est l’auteur de cette manipulation médiatique et de la désinformation. L’Ukraine tient à dire la vérité et elle est ouverte au monde entier pour fournir des informations véridiques. En effet, plus de 2 mille correspondants étrangers sont actuellement sur le sol ukrainien et des centaines de délégations étrangères viennent en Ukraine pour voir et témoigner de l’atrocité commise par la partie russe. En revanche, il n’y a aucune preuve de la part de la partie russe par rapport aux chiffres qu’elle avance.
Il faut également noter que plusieurs organisations internationales sont présentes en Ukraine. Il s’agit à titre d’exemple des représentants de la Cour pénale internationale qui rassemblent des preuves des crimes commis par la Russie sur le sol ukrainien. Grâce à ces preuves qui seront présentées ultérieurement aux Cours internationales, nous pouvons assister à un procès de Nuremberg 2.
Qu’en est-il des négociations avec la partie russe? L’Ukraine est-elle prête à faire des concessions ? Une sortie de crise est-elle impossible ?
L’Ukraine démontre depuis le début de la guerre sa disponibilité à mener ces négociations. Nous sommes également reconnaissants envers les parties étrangères facilitant ces négociations comme la Turquie qui joue le rôle d’intermédiaire entre les deux parties en fournissant le sol et en veillant à assurer le bon déroulement de ces négociations.
En revanche, la partie russe ne prend pas ces négociations au sérieux et cherche à faire traîner ce processus pour en tirer profit.
La Russie a pour objectif d’occuper tout le territoire ukrainien et d’écraser l’Ukraine et sa souveraineté, c’est certainement pour cette raison qu’elle cherche à éterniser ces négociations. En revanche, l’Ukraine n’accepte en aucun cas le langage d’ultimatum adopté par la Russie. L’Ukraine n’est pas seule dans cette approche et toute la communauté internationale partage notre point de vue sur ce sujet.
La Russie en tant que partie des négociations a perdu la confiance du monde car elle continue à tuer la population civile et à commettre des crimes atroces sur le territoire ukrainien.
Par ailleurs, le nombre des pays qui sont prêts à garantir la sécurité de l’Ukraine continue de croître, il y a actuellement cinq pays qui sont prêts à garantir la sécurité ukrainienne et ceci est une preuve de la position forte de l’Ukraine dans ces négociations.
Ainsi, l’Ukraine veut poursuivre ces négociations et est prête à conclure deux accords séparés : le premier avec la Russie au sens bilatéral pour régler tous les problèmes liés à cette agression et le deuxième avec d’autres pays qui s’engagent à garantir la sécurité de son sol.
Le soutien militaire, politique et financier des pays occidentaux envers l’Ukraine s’accentue peu à peu après un départ modeste. Comment expliquez-vous ce changement ?
L’Ukraine a pu avoir un soutien puissant de la part de la communauté internationale sous trois formes. Premièrement, la livraison d’armes pour contrer l’agression russe, deuxièmement l’aide pour améliorer la situation humanitaire en Ukraine et troisièmement les sanctions imposées à l’économie russe. Ce soutien de la communauté internationale a fait preuve de son efficacité. En effet, la Russie avait au début envisagé de conquérir l’Ukraine en seulement trois jours, mais là, cela fait deux mois que l’Ukraine se bat pour son indépendance. De son côté, l’armée russe continue à subir de grosses pertes aussi bien sur le plan humain que matériel. Grâce à ce soutien, l’Ukraine a su résister à l’offensive russe et le plus important, c’est que ces pays se sont engagés à continuer à fournir cette aide jusqu’à la victoire de l’Ukraine. Nous disposons de cette garantie de l’Occident.
En dépit de cette aide, la Russie ne cesse d’appeler les soldats ukrainiens à déposer les armes et à cesser leur résistance insensée…
Cet appel n’est pas nouveau dans cette guerre. Depuis le déclenchement de la guerre, Poutine a immédiatement appelé l’armée ukrainienne à déposer les armes et à cesser la résistance. Contrairement à ces appels de la Russie et de ses dirigeants, il y a de plus en plus de citoyens ukrainiens qui prennent les armes pour protéger leur pays et défendre leur indépendance et les vies de leurs proches.
Par ailleurs, beaucoup de soldats russes sont désenchantés des objectifs de cette guerre et refusent d’être envoyés en Ukraine pour lutter contre les populations civiles. Pour ces militaires, la motivation pour la guerre est absente mais ils sont obligés d’avancer et d’exécuter les ordres de leurs dirigeants. Pour certains autres, l’intérêt de cette guerre demeure matériel.
Qu’en est-il de la position de la Tunisie qui, au début, a affiché une position neutre avant de voter en faveur de la résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dénonçant «l’invasion» russe et appelant à une cessation immédiate des opérations militaires en Ukraine ?
Tout d’abord, je tiens à remercier la Tunisie pour le soutien politique apporté à l’Ukraine dans cette guerre. Nous savons que la Tunisie s’est exprimée en faveur de la paix en Ukraine en dénonçant l’agression russe, nous apprécions énormément cette position.
Les relations d’amitié entre l’Ukraine et la Tunisie sont très profondes et nous espérons que le soutien de la Tunisie va s’accroître et se renforcer davantage. Outre le soutien politique, nous espérons recevoir un soutien humanitaire en simplifiant, à titre d’exemple, les procédures d’entrée sur le sol tunisien pour les citoyens ukrainiens. Nous comptons également sur le soutien de la Tunisie à travers ses représentations dans les différentes organisations internationales.
La Tunisie en tant que pays démocratique est proche de l’Ukraine qui est aussi un pays démocratique contrairement à d’autres pays. Les dirigeants tunisiens et en particulier le président de la République Kaïs Saïed sont prêts à soutenir les pays démocratiques tout en veillant à préserver la souveraineté et l’indépendance de la Tunisie. En apportant son soutien à l’Ukraine, la Tunisie exprime son attachement à la paix et à un monde civilisé.
D’autre part, la lutte menée par l’Ukraine contre l’offensive russe rappelle aussi aux Tunisiens leur lutte contre la colonisation, ce qui explique d’ailleurs leur sympathie envers les Ukrainiens qui cherchent à préserver l’indépendance de leur pays.
Je veux souligner que le soutien politique apporté par la Tunisie restera longtemps gravé dans la mémoire de tout le peuple ukrainien.
Face aux perturbations au niveau de l’approvisionnement en matières premières telles que les céréales et pour garantir sa sécurité alimentaire, considérez-vous que la Tunisie devrait chercher des alternatives pour remplacer son principal fournisseur qui est l’Ukraine ?
L’Ukraine était, est et va rester le garant de la sécurité alimentaire à l’échelle mondiale et le principal fournisseur de la Tunisie en céréales. Actuellement, nous avons les quantités nécessaires de blé pour approvisionner nos partenaires habituels, y compris la Tunisie qui fait partie de nos plus grands partenaires commerciaux. En effet, l’Ukraine fournit à la Tunisie 42% de ses besoins en céréales et oléagineux.
En freinant la plantation des céréales en pleine saison agricole, l’invasion russe nous prive de continuer à approvisionner le monde normalement. Si nous réussissons à arrêter la guerre, l’Ukraine reprendra immédiatement l’approvisionnement et continuera à être garante de la sécurité alimentaire mondiale.
D’autre part, il est important de noter que la Russie utilise ses ressources (céréales, pétrole, gaz, etc.) comme armes contre les différents pays du monde tels que la Tunisie, chose que l’Ukraine rejette catégoriquement. En effet, les pays qui vont accepter l’offre russe payeront doublement le prix, et ce, en s’acquittaît de prix très élevés et en mettant en jeu leur indépendance.
L’Europe a compris cette approche et se penche sur la question pour trouver des alternatives. Le monde ne veut pas être pris en otage par ces actions de la Russie. La Tunisie doit à son tour y réfléchir car le prix à payer risque d’être assez cher.
L’intervention militaire a alimenté les craintes inhérentes à l’économie mondiale en général, mais qu’en est-il de l’économie tunisienne déjà fragilisée par la dette et la crise de la Covid-19?
Nous comprenons très bien la situation difficile par laquelle passe la Tunisie. La pandémie comme la guerre sont des événements ayant dévoilé la fragilité du monde entier et permis aux différents pays d’identifier leurs amis. Je crois que c’est la plus grande leçon à tirer de cette guerre dont les conséquences sont inévitables. Si tout le monde civilisé se dresse contre cette approche non civilisée exercée par la Russie, nous réussirons à mettre un terme à cette invasion et à garantir le retour à la normale.
Qu’en est-il du dossier des étudiants tunisiens de retour d’Ukraine ?
Nous sommes conscients de la sensibilité particulière de la Tunisie au dossier des étudiants tunisiens qui poursuivent leurs études en Ukraine. Au départ, nous avons essayé de fournir aux étudiants étrangers toutes les conditions pour poursuivre leurs études normalement mais l’invasion était assez importante et leurs vies comptent autant que celles des Ukrainiens. Aujourd’hui, nous sommes en train de fournir des possibilités pour leur permettre de poursuivre leurs études en Ukraine. Notre pays va fournir 20 bourses pour les étudiants tunisiens, reste à avoir une confirmation auprès du ministère tunisien de l’enseignement supérieur.
Les étudiants tunisiens auront l’opportunité de poursuivre leurs études à distance en attendant la fin de la guerre pour qu’ils puissent rentrer en Ukraine. J’estime que c’est le meilleur chemin à entreprendre pour ceux qui ont déjà entamé leurs études en Ukraine.
Nous souhaitons également conclure des accords avec le ministère de l’Enseignement supérieur autorisant ces étudiants à effectuer des stages en Tunisie en attendant leur retour en Ukraine.
Nombreux parmi ces étudiants souhaitent s’inscrire dans des universités tunisiennes, certaines parties ayant mis en cause l’efficacité du système d’enseignement ukrainien. Par ailleurs, on entend parler de la volonté de la Russie de récupérer les étudiants étrangers qui poursuivaient leurs études en Ukraine, y compris les Tunisiens. Qu’en pensez-vous ?
Les programmes d’enseignement supérieur en Ukraine sont conformes aux standards internationaux, particulièrement ceux européens, et les diplômes obtenus par les étudiants étrangers sont valables partout dans le monde et particulièrement en Tunisie. Ceux qui ont achevé leurs études en Ukraine, réussissent parfaitement dans leur parcours professionnel.
Avant la guerre, il y avait 100 mille étudiants étrangers en Ukraine dont 1000 étudiants tunisiens. Nous sommes convaincus qu’après la guerre, ces étudiants vont revenir en Ukraine grâce au niveau d’études très élevé, à cette ambiance fort commode pour les étudiants étrangers contrairement à d’autres pays.
En ce qui concerne la tentative de la Russie de récupérer ces étudiants, j’appelle à la prudence totale d’autant plus que la Russie devient de plus en plus isolée et les diplômes russes ne seront pas reconnus par d’autres pays.
Même avant la guerre, il y avait des étudiants qui poursuivaient leurs études en Russie mais souhaitaient venir en Ukraine. En tant que père de famille, j’appelle les parents tunisiens à penser sérieusement à cette question pour que leurs enfants ne soient pas des otages en Russie.
Depuis le déclenchement de l’opération militaire, des centaines de Tunisiens ont pris la décision de quitter l’Ukraine, d’autres ont choisi de rester. Avez-vous des chiffres approximatifs sur le nombre de Tunisiens se trouvant encore en Ukraine ?
Au total, quelque 1500 Tunisiens vivaient en Ukraine dont 1000 étudiants. A ma connaissance, 90% d’entre eux ont été évacués au lendemain de l’invasion russe. Grâce aux efforts des gouvernements ukrainien et tunisien et aux efforts entrepris par l’ambassade d’Ukraine mais aussi celles de Tunisie en Pologne et en Roumanie, l’évacuation des Tunisiens d’Ukraine s’est effectuée dans les meilleures conditions. Selon nos estimations, 100 Tunisiens se trouvent actuellement sur le sol ukrainien. Si certains parmi eux décident de quitter l’Ukraine, le mécanisme sur place de coopération fonctionne efficacement et toute l’aide leur sera fournie pour qu’ils puissent quitter le territoire ukrainien en toute sécurité.
Par ailleurs, je tiens à noter que la direction des flux a finalement changé. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de citoyens étrangers qui rentrent en Ukraine et plus de 20 ambassades étrangères sont de retour et viennent de reprendre leur travail sur le sol Ukrainien.
Qu’en est-il de la situation de la communauté ukrainienne en Tunisie ?
La communauté ukrainienne en Tunisie dépasse les 2000 personnes. Ces Ukrainiens sont très solidaires et unis et le contact entre eux et l’ambassade est permanent. On a assisté à certains cas de citoyens ukrainiens qui sont venus durant ces dernières semaines rejoindre leurs familles installées en Tunisie.
A cette occasion, j’appelle le gouvernement tunisien à adopter un régime d’entrée en Tunisie plus simplifié en faveur des Ukrainiens et nous souhaitons obtenir une réponse favorable de la part des autorités tunisiennes qui sera une autre démonstration des relations d’amitié privilégiées établies entre les deux pays.
Avez-vous des chiffres sur le nombre des Ukrainiens qui sont arrivés en Tunisie depuis l’opération militaire en Ukraine ?
Ce chiffre n’est pas très important, seulement quelques dizaines sont entrés en Tunisie pour rejoindre leurs familles qui vivent déjà en Tunisie. Ce qui est plus important, c’est de leur donner cette opportunité pour venir aussi nombreux en Tunisie.
Pour le mot de la fin, quel message souhaitez-vous transmettre ?
En tant que père de famille, j’appelle la communauté internationale à n’épargner aucun effort pour arrêter cette agression et rétablir aussitôt que possible la paix dans mon pays pour que tout le monde puisse ensuite en profiter. Je tiens également à féliciter tout le peuple tunisien à l’occasion du mois saint et je souhaite à chaque famille tunisienne de vivre en paix. Dieu nous a appelés tous à vivre en paix. Vivement la paix en Ukraine !
Propos recueillis par
Hajer Ben Hassen