
Par Hatem Bourial
Tout en annonçant une grève générale dans le secteur public, l’Union générale tunisienne du travail refuse de participer au dialogue national tel qu’il est envisagé par le président de la République.
La tension monte ainsi d’un nouveau cran entre la Centrale syndicale et le palais de Carthage rendant encore plus ardue l’organisation du référendum prévu le 25 juillet prochain.
Les appels au boycott du processus visant à instaurer une nouvelle république se font également plus nombreux alors que Kaïs Saïed continue à dominer les sondages et opérer des passages en force pour construire son projet politique.
C’est lors des travaux de la commission administrative de l’Union générale tunisienne du travail, lundi dernier à Hammamet, que la Centrale syndicale a annoncé son refus de participer au dialogue national dans sa forme actuelle
Ainsi, l’UGTT refuse de participer au dialogue national selon la formule annoncée dans le décret présidentiel numéro 30-2022, relatif à la création du comité national consultatif pour la nouvelle république.
«Un décret qui ne répond pas aux aspirations nationales»
Les membres de la commission administrative nationale de l’UGTT, ont estimé que ce décret n’est pas issu de concertations ou accords préalables et ne répond pas aux aspirations nationales.
Par ailleurs, elle a réitéré son attachement au dialogue comme seul moyen pour sortir de la crise actuelle, rejetant tout dialogue national reposant sur des fonctions déterminées unilatéralement et excluant les forces politiques et civiles.
Une conférence de presse devait clarifier la position de l’UGTT face aux derniers développements survenus sur la scène politique, économique et sociale. La Centrale syndicale a en outre annoncé une grève générale dans le secteur public, tout en estimant que les résultats du dialogue national étaient déjà connus s’il se tenait sous la forme préconisée par le palais de Carthage.
Pour rappel, le président de la République avait annoncé vendredi 20 mai que le professeur de droit constitutionnel Sadok Belaid avait été désigné comme président coordinateur du comité consultatif pour la nouvelle République.
Dans la foulée, Belaid a été invité au palais de Carthage où il a eu une entrevue avec le président de la République. Le processus politique envisagé par Kaïs Saïed connaissait ainsi une accélération remarquable et semblait même s’emballer.
En effet, durant la même journée, le décret-loi présidentiel portant création de ce comité a, également, été publié au Journal officiel. Ce Haut comité pour la nouvelle République se compose de trois commissions.
La commission des affaires économiques et sociales, est présidée par le bâtonnier de l’Ordre national des avocats de Tunisie. Elle comprend les représentants de l’Union générale tunisienne du travail, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, l’Union tunisienne pour l’agriculture et la pêche, l’Union nationale de la femme tunisienne et la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme.
La commission consultative juridique regroupera les doyens des Facultés de droit, de sciences juridiques et politiques. Enfin, la commission du dialogue national regroupe les membres des deux autres commissions et devrait soumettre au président de la République un rapport final avant le 20 juin prochain.
La société politique face à une démarche «autoritaire et unilatérale»
Si le décret présidentiel de vendredi a mis le feu aux poudres en entraînant des réactions en cascade, cette dynamique était amplement prévisible. De fait, depuis plusieurs semaines, la démarche de Kaïs Saïed est qualifiée d’autoritaire et unilatérale. Plusieurs voix se sont élevées pour soit dénoncer la méthode présidentielle, soit demander une approche plus inclusive.
Sami Tahri, Secrétaire général adjoint de l’UGTT, avait d’ailleurs annoncé la couleur en affirmant il y a plus d’une semaine, que le dialogue national ne pouvait en aucun cas être organisé à titre consultatif. La commission administrative de la Centrale syndicale confirmera ces propos de manière tonitruante en décrétant une grève générale dans le secteur public d’ici le mois de juin tout en refusant de participer au dialogue national tel que voulu par Kaïs Saïed.
Dans le même esprit, le juriste Fadhel Moussa avait considéré que la table rase ne se justifiait pas en matière constitutionnelle. Constatant que Saïed rejetait la Constitution de 2014 dans son ensemble, l’ancien doyen se demandait s’il était pertinent de repartir à zéro alors que des amendements pourraient suffire. Bref, les réactions devraient se multiplier dans un sens et dans l’autre, avec beaucoup de partis politiques et d’organisations qui ne devraient pas tarder à s’exprimer.
Le Courant démocrate Attayar a par exemple déjà annoncé par communiqué qu’il boycotterait le processus politique visant à instaurer une nouvelle république, y compris le référendum. D’autres formations devraient aller dans la même direction. En effet, Ennahdha et ses satellites ont d’ores et déjà annoncé leur boycott et devraient le confirmer au vu de la nouvelle situation née du refus de l’UGTT. Même chose pour les destouriens rassemblés autour d’Abir Moussi. Quel que soit leur poids électoral, tous les partis rejetés par Saïed devraient adopter à leur tour, une attitude de rejet
Pour le moment, la situation est à la fois confuse et ambiguë car la position prise par la Centrale syndicale pourrait enclencher un effet domino et conditionner la ligne qu’adopteront d’autres organisations nationales. Ainsi, la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme qui accepte de participer à la commission consultative tout en posant des conditions. Là encore, tout reste possible puisque des participants au dialogue pourraient se rétracter à terme et laisser peser des hypothèques sur un processus en flux tendu puisque tout doit être bouclé le 13 juin et que les rapports définitifs des commissions doivent être remis à cette date au président coordinateur.
La clé de voûte de l’échafaudage de Kaïs Saïed
Ce dernier peut se prévaloir d’un profil qui conjugue compétence et intégrité. Sadok Belaïd est en effet une personnalité consensuelle et réputée pour sa défense des libertés. Toutefois, un préjugé favorable sera-t-il accordé à Belaïd alors que les enjeux sont énormes et dépassent sa simple personne ? Le décret-loi du 19 mai organisant l’Instance nationale consultative pour une nouvelle république n’est ni plus ni moins que la clé de voûte de l’échafaudage construit depuis le 25 juillet dernier par le président de la République.
Si le dialogue de sourds est de mise pour le moment, il importe aussi de s’interroger sur la tournure que pourrait prendre le processus de révision du régime politique. Trois semaines seront-elles suffisantes pour progresser techniquement tout en gérant les innombrables contradictions politiques ? En ignorant les partis politiques agissants et en les excluant du dialogue national, le président de la République fait-il le bon choix ? Bien sûr, ces clivages risquent d’approfondir le malaise ambiant. Toutefois, Saïed considère qu’il faut tourner la page du passé et rejeter aussi bien les destouriens que les islamistes.
Les prochaines semaines devraient être riches en enseignements. Les questions restent nombreuses, car il faut par exemple que l’Instance supérieure indépendante pour les élections puisse être fin prête pour le scrutin à venir en juillet. De même, il faudrait que les électeurs participent pleinement au référendum, car si ce dernier sera boycotté par de nombreux opposants, il risque également un taux d’abstention qui pourrait être relativement élevé.
Des tares congénitales pour la nouvelle république
De fait, le danger pour la nouvelle république actuellement en cours de construction serait une double tare congénitale qui serait d’être bâtie sur une consultation électronique mitigée et un référendum marqué par boycott et abstention. Ceci sans évoquer, comme le font les opposants à Kaïs Saïed, l’inconsistance du dialogue national qui est prévu et l’autoritarisme présidentiel.
Alors que le débat ne fait que commencer et qu’il promet d’être passionné, Kaïs Saïed, tout isolé qu’il soit, n’en continue pas moins à dominer les sondages d’opinion. Toutefois, si le Parti destourien libre reste en embuscade pour le prochain scrutin législatif, les islamistes d’Ennahdha n’ont pas encore dit leur dernier mot et continuent à contester ce qui dans leur terminologie est un coup d’État. Tels sont les équilibres à deux mois d’un référendum lourd d’enjeux et d’un processus politique qui s’annonce heurté.