Ce matin du 1er juin 2004, le ciel offre un azur profond. Un collier de maisons blanches, toutes semblables, le long d’une rue animée. Mais y règne une chaleur d’été. La porte s’ouvre sur un petit jardin qui mène directement au salon. Un vieil homme tout pâle avance et tend une main cordée de veines mauves. Mahmoud Messaâdi m’accueille chez lui six mois et demi avant sa mort. Cela commence par un «comment vas-tu» très discret. Ses envolées poétiques, ses définitions cabalistiques et phénoménales ne devraient plus tarder. Encore quelques secondes, le temps que la main tremblante fasse tourner la petite cuillère dans le café. Angélique, docile et introverti comme les personnages d’Abû Hayen Ettawhidi qu’il admire tant, il n’a rien perdu de son goût pour la discussion. La voix rogommeuse d’une certaine grâce dramaturgique, rattrapée par la glaciation des émotions, il se sentait une dette immense à l’égard de Bourguiba et lui vouait un culte. J’étais chez lui pour parler de Bourguiba et son retour triomphal le 1er juin 1955. Il s’agissait de déconstruire cet événement emblématique afin de tisser une virgule entre le passé et le présent. Il s’est récrié vigoureusement: «Faut-il pour autant que nous abordions notre passé avec un angélisme incandescent ?» Très vite, devant lui, j’ai oublié son illustre nom et j’ai répondu : «Non, mais il est parfois des évènements dans l’histoire sur lesquels il faut s’arrêter, puis zoomer pour séparer les séquences». Quand on l’interroge là-dessus, il martèle que, à ses yeux, Bourguiba venait ce jour-là de gagner le devoir de se battre encore ! Alors, comme les dieux de la légende, et avec leur impétuosité, Mahmoud Messaâdi salue Bourguiba, combattant suprême. Cette conviction a pris la forme d’une petite voix intérieure, qui l’a sommé d’aller se mêler aux foules en liesse, venues de tous les coins du pays, accueillir le Zaïm au port de La Goulette. «C’est à cette date que s’est produit le déclic. Par résonance, j’ai décidé de publier «As-Sudd» (Le barrage)», écrit en 1938 et resté sous embargo ! J’ai décidé de l’assaillir de questions pièges :» Bourguiba, faut-il faire de lui une œuvre littéraire ?» D’un ton mélodieux épousant les nostalgies et les illusions fiévreuses d’un Narcisse qui ne doute de rien: ni d’être un génie, ni de constituer une école littéraire et philosophique célèbre, ni de mériter mieux que le reste de sa génération, sa réponse était comme une répartie qui claque : «J’étais la seule personne à lui clouer le bec. Je suis déraisonnablement impulsif. Je ne gagnerai peut-être pas toutes les batailles, mais je les livrerai toutes». Et d’ajouter : «Cela n’a nullement empêché Bourguiba de solliciter toutes mes idées qui donnent à penser». Reste des milliers de détails à scruter et puis, «As – Sudd» se situe dans cette ambiance-là, réelle et fantastique, rêvée et cauchemardesque. Le héros Ghaylane est un homme qui se reconstruit. Ses mots où se côtoient les fées et les angoisses, sont le miroir de ses espoirs. S’inspirant d’Ibn Khaldoun, Bourguiba, qui lisait aussi Homère, Virgile, Saint Augustin, Heidegger, Ettawhidi, Al-Mutanabbi, soutenait que son combat est une construction toujours recommencée qui, autour d’une poignée de thèmes unificateurs, permet à son leadership d’être érigé en incarnation de la patrie tout entière. Le premier juin 1955, tous les Tunisiens avaient le droit de s’attendre à une nouvelle Tunisie indépendante et libre. Après tout, au milieu des ruines de soixante-quinze ans de colonisation subsistaient de beaux restes. Il existait un chemin étroit, dont Bourguiba pouvait, à l’époque, devenir l’éclaireur sur la scène intérieure. Combattant doublé d’un politicien, aussi habile à entremêler le concrètement réalisable et l’ardemment souhaité, à se jouer des frontières historiques, qu’à dépoussiérer, sinon subvertir, les évènements de l’histoire pour leur redonner toute leur noblesse et leur éclat. Bourguiba disait : «J’ai réussi à faire d’une poussière d’individus, d’un magma de tribus, de sous-tribus, tous courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme un peuple de citoyens». On l’écoute et on songe à la volonté inébranlable de Ghaylane qui s’adressait à Maymouna : «De toutes les limites, il n’en est pas une seule, de toutes les entraves, il n’en est pas une seule, que la volonté ne soit capable de briser « ( As-Sudd. page 80).
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