Entretien avec Mahmoud Ben Romdhane, économiste et dirigeant à Nidaa Tounes
Le compromis au centre de la reconstruction du pays
Béji Caïd Essebsi est désormais Président de la Tunisie. La passation ne se fera pas uniquement à Carthage, mais aussi au niveau du gouvernement et le changement est attendu au niveau du programme politique, économique et social pour les cinq prochaines années. Les enjeux sont multiples, mesures d’urgence pour la consolidation de l’État et de ses institutions, rétablissement de la sécurité et relance du développement et de l’investissement. Pour la reconstruction de la Tunisie de demain, Béji Caid Essebssi et le gouvernement prochainement composé seront les principaux instigateurs. Mahmoud Ben Romdhane, l’un des économistes qui ont pensé et mis en place le projet économique et social de Nidaa Tounes, nous éclaire sur les principales actions qu’engagera le prochain gouvernement.
Est-ce vrai qu’un président et un gouvernement appartenant au même parti éviteraient à la Tunisie un éventuel blocage et lui permettrait de passer directement à la relance et à la construction ?
Tout à fait. Ainsi fonctionnent les démocraties. Vous avez dans les pays occidentaux, notamment aux États-Unis ou en France, le président est majoritaire au pouvoir, telle est la règle. Le phénomène de cohabitation entre un président et une Assemblée qui ne correspond pas à son orientation politique est rare. On sait bien que les cas de cohabitation sont des cas difficiles en termes de «gouvernance». Autrement dit, aujourd’hui nous nous trouvons dans un cas «normal». Il y a plus de facilité à gouverner et à réaliser les ambitions quand il y a cette cohérence plutôt qu’en cas de différence d’orientation politique. Cela aidera grandement le passage à la consolidation démocratique en Tunisie et donc à la stabilité économique et politique.
Selon Hakim Ben Hamouda, ministre des Finances sortant, la situation économique est difficile en 2014 et le sera encore plus en 2015 ? Comment allez-vous vous y prendre ?
Il suffit de pouvoir compter sur la volonté du gouvernement et qu’il y ait une bonne participation des parties prenantes, syndicats, patronat et société civile. En ce qui nous concerne, nous considérons que gouverner ce n’est pas gouverner seul, mais avec les autres, c’est cela qui sortira la Tunisie de la crise dans laquelle elle se débat. On ne construira la Tunisie qu’ensemble. C’est pourquoi dans notre programme nous avons mis en exergue ce qu’on a appelé le «compromis historique». À l’instar de ce qui s’est passé aux États-Unis au cours des années 30 et qui a permis la sortie de la grande crise grâce à un compromis. Un compromis avec les partis de la majorité législative, les syndicats, les fractions progressistes, les patronats et la société civile. Dans notre programme, le compromis sera dans notre manière d’envisager la reconstruction de la Tunisie.
Le compromis sera-t-il possible même avec le parti Ennahdha ?
Un compromis avec Ennahdha est possible, car dans le contexte économique et social que nous connaissons il n’y a pas de contradictions majeures entre notre projet économique et social et celui du parti Ennahdha. L’approche est essentiellement politique. Ennahdha voudra-t-il contribuer à la construction collective du pays ? Je crois entrevoir cette volonté, indépendamment de sa participation ou non au gouvernement. Ennahdha comprendra que la volonté de Nidaa Tounes est de le faire participer à cette vision et à ce projet commun. Et il pourra être un acteur majeur dans cette œuvre sans être forcement présent dans le gouvernement.
Quelles sont les priorités économiques de la Tunisie selon le prochain gouvernement ?
Le premier chantier fondamental est de restaurer la confiance. Viendront après l’investissement national et international et avec eux les emplois. C’est-à-dire les réponses aux exigences de la jeunesse et de la Révolution tunisienne. Pour qu’il y ait la confiance, il faut qu’il y ait un gouvernement crédible. Ce gouvernement crédible remettra en place et restaurera les institutions fondamentales du pays. La justice se remettra au travail et redonnera confiance à l’Administration et à toutes les instances du pays. Ce gouvernement doit susciter l’espoir auprès des gens. Il faut qu’il commence immédiatement par la prise en charge des problèmes des gens. Une amélioration immédiate des conditions de vie, c’est-à-dire qu’il faut que la qualité de l’environnement et de l’hygiène changent immédiatement. Tous les gens auront l’impression qu’il y a un État et qu’ils vont donc pouvoir vivre dans un environnement propre. Tous les équipements publics qui sont dans un état de délabrement seront restaurés. Les établissements publics, à savoir les hôpitaux, les dispensaires, les écoles, les lycées… doivent être restaurés pour que les usagers, les patients, les élèves vivent dans des conditions descentes. On doit également s’engager immédiatement dans un programme de réhabilitation des quartiers populaires. Quelle dégradation depuis la Révolution ? Ces gens qui vivent dans des conditions sanitaires et d’habitat inacceptables retrouveront la dignité. C’est un immense chantier qu’il faut engager immédiatement, pour que les Tunisiens se sentent à nouveau inclus dans la démarche. Également, au cours des cent premiers jours, les services de santé seront mis à la disposition des citoyens dans toutes les régions avec des médecins spécialistes, les services des urgences et une qualité d’hospitalisation immédiate.
Quelle serait votre diplomatie économique ?
La diplomatie classique, qui se contentait d’avoir des relations bilatérales ou multilatérales et faisait des consulats de simples lieux de délivrance de passeports ou de cartes de résidents, est caduque. Mais cela ne veut pas dire qu’on l’arrêtera, mais il faut faire de la diplomatie autrement. La Tunisie est un pays pour lequel les relations internationales sont centrales. La raison en est que la Tunisie est un petit pays sans ressources naturelles et que son développement peut s’accomplir grâce à son insertion et à son ouverture sur le monde. Telle a été la Tunisie et il faut encore aller bien plus loin dans cette direction. Avec une insertion dans le monde qui sera beaucoup plus dynamique et beaucoup plus active. C’est-à-dire que c’est la diplomatie qui doit devenir le vecteur de cette mutation. Les lieux où résident d’importantes communautés tunisiennes doivent devenir des lieux où cette communauté doit être mise en action pour qu’elle soit un vecteur économique de la Tunisie vis-à-vis des acteurs économiques. Il faut que cette communauté soit capable d’aider au développement de son propre pays. Il faut mettre à la disposition de cette diaspora des projets, des guichets uniques et l’aider ainsi à mettre en place ses projets sans être obligé d’effectuer des dizaines de déplacements en Tunisie. Cela signifie qu’elle pourra obtenir l’encadrement officiel l’aidant à réaliser ses projets. Cela veut dire aussi que notre diplomatie devienne une diplomatie active en matière de recherche de marchés, d’attraction d’investissements directs étrangers, de mise en réseau entre Tunisiens résidents à l’étranger et Tunisiens en Tunisie et les potentiels investisseurs internationaux.
La Tunisie a besoin de ressources financières pour pouvoir se reconstruire, quels avantages aurons-nous pour attirer des financements étrangers avec Béji Caid Essebssi devenu Président de la République ?
Il faut savoir il y a eu en 2011 le sommet de Deauville alors que Beji Caid Essebsi était Premier ministre. Au cours de ce sommet du G8, il y a eu des promesses d’investissement et de financement de l’économie tunisienne à hauteur de 25 milliards de dinars sur cinq ans. Ces promesses sont restées sans lendemain après les élections qui ont donné le pouvoir à la Troïka. Maintenant Beji Caid Essebsi sera la personne en charge de l’organisation d’un nouveau sommet qui se tiendra en Tunisie au cours du premier semestre 2015, au plus tard en septembre et au cours duquel tous les partenaires bilatéraux et multilatéraux ainsi que les opérateurs économiques que nous souhaitons attirer en Tunisie, seront présents. Nous avons un plan et nous envisageons de pouvoir recueillir des engagements à hauteur de 30 milliards de dollars à la fois en investissement et en financement. La personne qui aura l’accès à l’ensemble de ces acteurs et les attirera sera celle qui exercera les plus hautes fonctions de l’État. Il s’agit bien évidemment de Béji Caid Essebsi. La raison additionnelle étant qu’il était à Deauville, les engagements lui ont été présentés et il s’agira maintenant de les concrétiser et d’aller beaucoup plus loin. Car ce que nous allons présenter à tous ces partenaires c’est un pays qui a réussi sa transition démocratique, qui passe à sa phase de consolidation avec une vision et un plan sur les cinq premières années. Il y aura bien sûr un consensus national sur ce programme et sur les projets étudiés et prêts à l’investissement et au financement. Un pays qui sera l’expression de la réussite du Printemps arabe et d’une possible paix à l’échelle de la région et du monde. Parce qu’aujourd’hui il y a deux voix dans le monde arabe, la voix dominante, celle de Daech et la voix de la Tunisie. Je pense que la réussite démocratique de la Tunisie représente un bien mondial et que la communauté internationale a un intérêt stratégique à ce que la Tunisie réussisse. Il est évident que la réussite politique ne peut être durable s’il n’y a pas une réponse claire aux revendications exprimées par la jeunesse qui a réalisé la Révolution. Par ailleurs, la Tunisie est un lieu d’intérêt économique en matière d’investissement, car le potentiel offert par la Tunisie est considérable. En termes stratégiques, la contribution à la réussite de la Tunisie ne sera pas d’un coût élevé, car la Tunisie est un petit pays.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ces promesses et sont-elles sans condition ?
Les promesses sont très nombreuses et conditionnées. Les conditions sont en train d’être réalisées, notamment la tenue d’un processus électoral transparent, crédible et dont les résultats sont reconnus par toutes les parties prenantes. Une autre condition requise est l’existence d’une vision et d’un plan, de projets crédibles prêts pour être l’objet d’un investissement direct étranger. Nous sommes en négociation avec les parties prenantes et nous ne sommes pas loin d’avoir un consensus. Maintenant, les parties prenantes sont nombreuses, car nous avons trouvé un écho favorable de la part de tous les partenaires. Il s’agit des pays européens, des États-Unis, de la BM, du FMI, de la BERD, de la BEI et de tous les financements arabes islamiques. Certains nous disent même que si cette image positive est donnée, on peut s’attendre à des montants beaucoup plus élevés. Un grand nombre d’entreprises multinationales sont également intéressées par l’idée de trouver un partenaire crédible et sont prêtes à investir en Tunisie. On est en contact actuellement avec les délégations commerciales d’un grand nombre de pays. Elles attendent la stabilité et la restauration de l’État de droit et un comportement responsable de notre part.
Certains avancent que le gouvernement Jomâa n’a pas réussi sa mission et lèguera au prochain gouvernement un héritage lourd ? Comment allez-vous gérer cette situation ?
L’héritage que va nous laisser Mehdi Jomâa est le même héritage laissé par le gouvernement de la Troïka, une situation budgétaire extrêmement difficile. Il aura fait de son mieux pour l’améliorer en un laps de temps très court, mais effectivement il s’agit d’une situation budgétaire en crise structurelle parce que les recettes propres de l’État sont à 21 milliards de dinars tandis que les dépenses quasi incompressibles sont de 29 milliards de dinars. Il faut que cet écart se réduise progressivement. Mais il y a quand même de bonnes nouvelles ces derniers temps, par exemple la chute des cours internationaux des hydrocarbures qui coûtaient en subvention directe de 4 à 5 milliards de dinars. Si ces cours tombent à leur niveau actuel, soit à 60 dollars, cette subvention disparaitra pratiquement et nous aurons une marge budgétaire beaucoup plus importante. Ajoutez à cela les cours mondiaux d’autres produits stratégiques, en l’occurrence les céréales, qui sont également en baisse… donc nous devrions avoir de la marge.
Le ministre actuel de l’économie, ainsi que le FMI, avancent que le prix du baril s’envolera dans les prochaines semaines pour revenir à plus de 90 dollars ? Qu’en dites-vous ?
Il n’est pas certain que ce cours se maintiendra dans la moyenne et la longue durée, c’est-à-dire l’année 2015 et les années suivantes. Mais les rapports qui émanent des institutions dont la crédibilité est prouvée, à l’instar de l’Agence internationale de l’Énergie, désignent une baisse durable d’un an minimum à même 50 dollars le baril de pétrole. Cela dit, il ne faut pas fonder son développement sur des projections qui peuvent s’avérer très optimistes. Il faut être très prudent. Mais nous sommes en train d’accumuler les gains et au cours des prochains mois au moins le prix du pétrole ne reviendra pas au niveau passé, les fameux 110 dollars. Le budget de l’État 2015 a été basé sur l’hypothèse de 95 dollars avec un cours du dollar à 1,800 dinar. Il est vrai que le cours du dollar est déjà passé 1,850 dinar, cela réduira la marge, mais pas d’une manière significative. Donc je pense qu’il est raisonnable fonder des hypothèses sur un cours du baril de pétrole qui donnera une marge importante en termes budgétaires. Donc on aura une marge supplémentaire d’environ 2 milliards de dinars et cela permettra d’engager des projets. Et si cette cohésion et ce consensus se font au tour de notre projet global de développement et que le sommet tenu est réussi, nous aurons alors une marge encore beaucoup plus importante. La situation n’est pas assurée du tout, mais les signaux sont porteurs d’optimisme.
Donc, il n’y aura pas un impact direct sur le consommateur, mais plutôt sur le budget de l’État ?
Oui, c’est l’État qui aura plus de ressources pour exercer son rôle et engager les projets de développement nécessaire à la réalisation des aspirations des Tunisiens.
Il faudra s’attendre à une loi de Finances complémentaire ?
Bien évidemment. Nous avons, en gros, voté ce projet loi de Finances, mais nous avons signalé que nous allions préparer au cours du premier trimestre 2015 une loi de Finances et un budget complémentaire intégrant notre programme puisque nous avons été élus sur la base d’un programme économique et social. Il va bien falloir l’appliquer et le budget de l’État est l’expression de la volonté et d’un programme. Notre programme économique et social, dont nous sommes d’ailleurs en train de débattre avec nos alliés, est en construction, avec eux et les partenaires sociaux, un plan pour les cinq prochaines années. Dans ce plan, la première année 2015, au moins dans son second semestre, verra la concrétisation de notre programme. Il y aura aussi les mesures d’urgence dont je vous ai parlé tout à l’heure et qui n’auront pas à attendre une loi de Finances complémentaire.
Qu’en est-il des projets de loi qui attendent leur adoption par l’Assemblée et sans lesquels des projets ne peuvent pas être lancés comme les lois sur le partenariat privé public (PPP), la société de gestion d’actifs (AMC) et le nouveau code de l’investissement ?
Il n’y aura aucun problème à faire passer ces réformes qui ne sont pas en contradiction avec notre programme, bien au contraire. Quant à l’AMC, nous avons des réserves sur le droit des débiteurs à exercer des recours et sur leur sécurisation. Nous sommes tout à fait d’accord pour que les créances des hôteliers soient remboursées, car elles sont considérables et mettent les banques dans des situations précaires. Il faut que cela soit fait dans la transparence et en donnant la possibilité aux débiteurs de présenter leurs dossiers et d’éventuellement exercer un recours. Cela dit nous n’avons aucun problème avec les projets déposés sur le bureau de l’Assemblée et qui attendent d’être votés. Les réformes, nous allons les faire passer et elles bénéficieront de la majorité des suffrages des députés.
Le prochain gouvernement serait-il technocrate ?
Ce sont les porteurs de projet de Nidaa Tounes avec leurs alliés politiques qui doivent le mettre en place le gouvernement approprié. Il ne s’agit pas de se dérober aux engagements pris auprès des électeurs. Donc, il ne s’agit pas d’appeler des experts qui ne sont pas porteurs de notre projet et de leur confier notre programme. Ils ne seraient pas bien placés pour le mettre en œuvre et le défendre en cas d’éventuelles difficultés que la mise en œuvre pourrait générer. Il faut avoir de la détermination et être attaché à la réalisation du programme et donc cette tâche ne peut pas être accomplie par des technocrates. Et cela concerne tous les postes et en particulier celui du chef de gouvernement.
Entretien conduit par Najeh Jaouadi