Hédi Nouira, le militant et le bâtisseur
Ayant été ministre du Commerce, des Finances, gouverneur et fondateur de la Banque centrale de Tunisie durant la première décennie après l’indépendance, Hédi Nouira était l’un des piliers de l’économie nationale et «l’un des pères fondateurs de la Tunisie moderne». Quels regards portons-nous aujourd’hui sur cette expérience de développement économique menée par cet homme d’exception ? Pourrions-nous en tirer des leçons pour ce présent qui ressemble beaucoup à cette époque révolue ?
À l’occasion de l’inauguration d’un auditorium portant son nom au siège de la BCT, et célébrant le 20e anniversaire de sa disparition, l’association «Mémoire de Hédi Nouira» présidé par Ahmed El Karam, directeur général de Amen Bank, organise un séminaire portant sur le thème de «La création et la gouvernance de la Banque centrale de Tunisie». Objectif : rendre hommage à la mémoire de ce grand homme d’État. Des hommes politiques et des acteurs économiques ayant côtoyé Hédi Nouira ont donné leurs avis respectifs sur la politique avec laquelle il a composé, afin de conduire le pays à bon port. L’objectif, selon certains orateurs présents dans ce séminaire, est de se pencher non seulement sur l’itinéraire du grand militant, mais également sur la politique avec laquelle il a géré le pays. La période qui a été choisie se situe entre l’indépendance et les années 70. Il s’agit d’une période fondatrice, clé de cet état moderne dans lequel nous vivons.
Le pays à l’aube de l’indépendance
Pour porter un regard plus objectif sur «l’expérience Hédi Nouira» à la tête de certains ministères ainsi qu’à la BCT, encore faut-il analyser l’état du pays à l’aube de l’indépendance. Selon Rachid Sfar, ancien Premier ministre, «Il faut rappeler l’état dans lequel se trouvait la Tunisie à la veille de l’indépendance pour apprécier l’importance de l’effort et du défi rencontré par ces hommes d’État, notamment Hédi Nouira». Raymond Barre, enseignant d’économie en Tunisie et ancien directeur de cabinet du ministre de l’Industrie français de1959 à 1962, avait qualifié l’économie tunisienne d’incertaine, d’indépendante et d’instable. Des problématiques, dont certaines persistent jusqu’à nos jours, notamment le morcellement foncier. La Tunisie souffrait à cette époque d’une économie unilatérale basée uniquement sur l’agriculture. 75% des exportations provenaient du secteur agricole. Une agriculture sinistrée caractérisée par une productivité en baisse et sans aucune valeur ajoutée hormis les secteurs dirigés par les colons français (750.000 ha étaient détenus par les Français). La grande bataille que les hommes d’État devaient mener à bien, à l’aube de l’autonomie interne du pays, était la reconquête de la souveraineté économique du pays, dont la souveraineté monétaire. Il fallait donc engager rapidement un plan de développement bien étudié et bien conçu. Pour y arriver, Hédi Nouira, créa le ministère des Finances par le décret du 17 septembre 1955. Selon Ahmed Khaled, ancien ministre de la Culture, Hédi Nouira est parvenu pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie indépendante à équilibrer le budget. Mais à l’époque les secteurs économiques du pays restent cependant sous tutelle française, selon la convention du 3 juin 1955, concernant l’autonomie interne de la Tunisie et signée par le président du Conseil français Edgar Faure et le premier ministre, Taher Ben Ammar. La politique monétaire et le statut de l’émission monétaire de la Tunisie restent donc sous le contrôle de l’autorité française. Le traité de 1956, régissant l’indépendance du pays, a encouragé Hédi Nouira alors ministre des Finances à demander à son homologue français des négociations pour modifier la convention de 1955. Ainsi virent le jour le traité de juin 1958 et la BCT.
Hédi Nouira, le père du dinar tunisien
En septembre 1958, Hédi Nouira fonde la Banque centrale de Tunisie (BCT). Pour y arriver, Hédi Nouira devait réaliser une délocalisation financière du pays en délocalisant le droit d’émission monétaire détenu par la Banque d’Algérie et de Tunisie vers l’Institut national d’émission, appelé par la suite BCT. La BCT a réussi à organiser le système financier capable de jouer le rôle de régulateur dans l’activité financière et économique du pays. Les prérogatives de la BCT consistaient en l’émission exclusive de billets de banque et de pièces de monnaie, gérer le stock d’or et les devises que détenaient la Tunisie. Le dinar tunisien était décrété : unité monétaire nationale. Par ailleurs, une autre loi viendra fixer le capital de la BCT entièrement souscrit par l’État tunisien. Le 18 octobre 1958, la BCT — ou comme l’appelait Hédi Nouira la «Maison d’État» — commence officiellement ses activités. Hédi Nouira est le premier gouverneur de la BCT avec rang de ministre, mais sans obligation de siéger au conseil des ministres. Une décision ayant pour but de préserver l’indépendance de l’institution. Selon Ahmed Khaled, cette indépendance permet à la BCT d’éviter toute influence politique. Une dépendance politique provoquerait une perte de crédibilité sur les marchés internationaux et auprès des partenaires stratégiques de la Tunisie (Banque mondiale et FMI). Cette indépendance pouvant rendre difficile l’accès au crédit international. À fort taux d’intérêt, ces crédits augmenteraient la dette extérieure. Mme Annie Abed, ancienne directrice générale de la BCT confiait que «la conception de Hédi Nouira de la gouvernance de la BCT, un mot la résume : indépendance, bien que celle-ci fut discutée et contestée au rythme des ambitions du ministère des Finances. Un rythme lui-même reflet de choix souvent plus politiques qu’économiques ». Il n’empêche que cette indépendance a été affirmée par la loi fondatrice 56-90 du 19 septembre 1958 et qu’elle demeure jusqu’à nos jours.
Témoignages
Selon Rachid Sfar, ancien Premier ministre, l’expérience économique de Hédi Nouira était chargée d’événements et de batailles marquants une partie de l’histoire de la Tunisie. Une période avec ses ombres et ses lumières. Critiquée et appréciée. Appréciée, quand Hédi Nouira a réussi à retrouver la souveraineté monétaire et économique du pays. Appréciée aussi quand Hédi Nouira a tunisifié les cadres à 80% français à l’époque. «Une époque de présence de militaires français sur son sol, la Tunisie engageait des batailles dans le sud et à Bizerte et en même temps, elle engageait des batailles économiques pour arracher sa souveraineté». Selon Rachid Sfar, Hédi Nouira a essuyé une épreuve de déstabilisation gravissime, en 1956, quand la majorité des cadres (Français) du ministère des Finances demandèrent à partir. Hédi Nouira avait engagé une tunisification progressive de la fonction publique. Il avait deux choix à l’époque, soit promouvoir les fonctionnaires de catégorie B (400 agents) ou bien faire appel au noyau d’étudiants de l’institut supérieur (320 étudiants toute discipline). Il a plutôt choisi la décision la plus difficile et s’est engagé à assurer des formations intensives de nuit à près de 50% de ces étudiants. «Des jeunes mobilisés par l’exemplarité du travail de Hédi Nouira». Hédi Nouira a réussi aussi à nationaliser le commerce extérieur. Le point noir serait, bien que ce ne fût pas une mesure décidée par Nouira en personne, la généralisation en une année de la coopérative, qui s’avéra être un échec. Selon, Mme Annie Abed, ancienne directrice générale de la BCT, l’étude du projet de loi sur la coopérative fut soumise pour avis à la BCT, alors que le texte était pratiquement bouclé et que néanmoins avaient été mis en exergue certaines failles qui paraissaient graves. Pour combler les défaillances économiques de l’époque, Hédi Nouira, Premier ministre, a choisi de composer son gouvernement de technocrates. Des motivations loin de la politique politicienne. La ressemblance avec la période actuelle de la Tunisie postrévolutionnaire est remarquable, mais les choix furent différents. Puisque le gouvernement actuel est composé suivant une base partisane. Mme Annie Abed considérait Hédi Nouira comme étant une figure historique, hors du commun. «Il était un patron comme on en rêve. Il vous apprenait et vous donnait envie d’être meilleur. Il faisait partie de cette race d’homme que la critique n’effraie pas. Il était capable d’analyser en toute objectivité». Dans un manuscrit, Mme Abed, directrice de cabinet de Hédi Nouira, écrivait «il privilégiait l’action par petites touches, voulant, par principe, convaincre au lieu d’imposer et prouver plutôt que dicter». Hédi Nouira expliquait dans un discours vouloir «mettre en évidence les faits, présenter la politique d’une manière honnête et laisser les actes et les réalisations parler pour vous», une belle leçon pour les hommes politiques d’aujourd’hui. Vingt ans après, Hédi Nouira, avec sa rigueur, son honneur et son sens du dévouement pour la République demeure un grand homme, dont les politiciens d’aujourd’hui pourraient largement s’inspirer.
Najeh Jaouadi