Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, The Guardian, du haut de ses presque deux siècles, peut être fier de ses traditions de journalisme sérieux et d’ouverture sur le monde qui le distinguent de la presse populaire britannique, enfermée dans son chauvinisme et son insularité. Mais quand le grand quotidien de centre-gauche flaire l’occasion de taper sur un Premier ministre conservateur, il ne va pas bouder son plaisir – même si le sujet ne concerne que de très loin la Grande Bretagne et son Chef de gouvernement. Ainsi le 3 février, dans un édito au titre Harry-Potteresque (« Afrique du Nord : Monsieur Cameron et les sables du temps »), The Guardian se saisit de l’intervention militaire française au Mali pour dire – une fois de plus – tout le mal qu’il pense de David Cameron :
Inévitablement, l’intervention française est passée d’une opération qui ne devait durer que quelques semaines à un engagement à rester aussi longtemps qu’il le faudra. […] Malgré tout le triomphalisme de ce week-end , les Français savent que le plus dur est à venir. Quelques heures à peine après la visite [du Président François Hollande au Mali], les frappes aériennes [françaises] ont repris.
Et c’est là que David Cameron fait son entrée en scène, qui court derrière la mission de la semaine dernière , qui consistait à recréer au Mali le genre de réponse internationale qui semble porter ses fruits en Somalie. Savait-il seulement ce à quoi il s’engageait ? Rien n’est moins sûr. […]
Le problème de la sécurité régionale est de taille, ne serait-ce que par son étendue géographique. Empêcher les groupes armés d’exploiter ce vaste espace non gouverné au coeur du Sahel et de l’Afrique du Nord exige non seulement une mission d’appui de plus de 3.300 soldats au Mali animée par les pays africains (ce qui ne verra pas le jour avant plusieurs mois encore). Cela exige également la coopération sécuritaire entre l’Egypte, la Libye, l’Algérie et la Tunisie – alors que tous sauf un sont encore pris dans les tourmentes de la révolution. […]
Les soulèvements en Tunisie et en Egypte ont créé de profondes divisions entre les anciens partenaires. D’autres pays de la région – à l’instar de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis, qui sont aux prises avec leurs propres mouvements d’opposition – s’intéressent de près à ce qui sortira des révolutions tunisienne et égyptienne. Au dessus du tumulte en Afrique du Nord, M. Cameron fait le grand écart avec de plus en plus de difficulté, la Grande-Bretagne étant à la fois un fournisseur militaire pour les Etats du Golfe et un des soutiens des nouveaux dirigeants islamistes issus du Printemps Arabe.
La légitimité de l’intervention [française] du Mali, entreprise à la demande des Maliens et avec l’appui de deux résolutions des Nations Unies, n’est pas en question. Mais au moment où la crainte de représailles va grandissante dans les villes libérées du Nord-Mali, il est permis de douter que le traitement dure plus longtemps que la maladie.
De l’autre côté de l’échiquier politique, The Daily Telegraph ne voit manifestement aucune raison de s’abstenir de se moquer d’un président français de gauche, même dans son heure de gloire, ni de pointer certaines ironies historiques :
Tel un conquérant romain, le président François Hollande a levé les mains en triomphe et a plongé dans la foule en délire à Tombouctou, enchaînant les poignées de main alors que des milliers de Maliens saluaient en lui leur «sauveur».
[…] M. Hollande a été pris dans un tourbillon d’adulation. […]
[…]
Le fait qu’il était en visite dans une des villes les plus isolées au monde, siège du pouvoir d’al-Qaïda quelques jours auparavant, ne lui a inspiré aucune modification de sa manière de se comporter ou de son apparence. Sérieux et grave, il portait un costume sombre et morne et une cravate noire, comme s’il faisait une tournée de routine dans les provinces françaises.
[…] Ce petit bonhomme à lunettes, un socialiste dépeint par ses adversaires comme un benêt hésitant, n’a rien du chef né d’une guerre de libération. Mais hier, dans les yeux des gens de Tombouctou, M. Hollande est devenu le libérateur.
[…]
Alors qu’il quittait Tombouctou, une foule de femmes et d’enfants célébrait la liberté retrouvée de s’habiller et de jouer comme on l’entend. Sur la Place de l’Indépendance, des femmes battaient des mains, ululaient et chantaient une chanson traditionnelle de célébration, à laquelle elles avaient ajouté un vers : « Vive la France ! ».
[…]
L’attitude de beaucoup de Maliens envers l’ancienne puissance coloniale peut être déroutant pour quiconque est habitué aux critiques européennes du colonialisme. À l’heure actuelle, les Maliens font bien plus volontiers confiance aux soldats français et au Président français qu’à leurs propres dirigeants et à leur propre armée. D’aucuns croient même que le Mali aurait été mieux loti si l’indépendance n’était pas arrivée en 1960 et le pays était resté sous la domination française.
De l’autre côté de l’Atlantique, le New York Times relève comme le Daily Telegraph cet «étrange retournement de l’histoire souvent troublée de la France en Afrique», tout en émettant quelques doutes comme The Guardian quant à la suite des évènements :
Ce moment avait toutes les apparences d’une occasion de proclamer « mission accomplie » : la foule massée devant la mosquée en pisé de Tombouktou acclamait le Président français en «sauveur» de leur ville et de leur pays. Mais on peut encore légitimement se demander ce que la France a réellement accompli, à part avoir chassé les extrémistes islamistes des villes et les avoir repoussé vers leurs redoutes dans le désert et la montagne.
Et d’un ton encore plus désabusé, The Washington Post avertit :
La reconquête presque sans effusion de sang de la ville antique de Tombouctou par les troupes françaises et maliennes a donné lieu à une effusion de joie et de soulagement. […] La tâche la plus difficile, désormais, sera de conserver ce succès. Les terroristes sont dispersés, mais loin d’être vaincus; sans doute faudra-t-il les traquer dans le désert. L’armée du Mali, mise en déroute il y a quelques mois par les rebelles, est loin d’être en mesure de sécuriser le pays par elle même, et la force d’intervention africaine actuellement en cours de constitution aura bien du mal à le faire aussi, même après les cycles de formation prévus par l’Union européenne.
C’est pourquoi il est tellement inquiétant d’entendre le ministre français de la Défense Jean-Yves Drian déclarer, immédiatement après la prise de Tombouctou que «la mission a été remplie.» Cela ne vous rappelle rien ?
Les Français, comme leurs alliés réticents dans l’administration Obama, ont à l’esprit les guerres d’Irak et d’Afghanistan : les Français ne veulent pas que leur armée se laisse entraîner dans une opération prolongée, alors que Washington aurait préféré qu’elle n’y aille pas du tout. Mais Paris est peut être sur le point de répéter l’erreur de George W. Bush: proclamer «mission accomplie» avant que la sécurité ne soit rétablie et un régime viable mis en place.
[…] Mais il y a un danger encore plus grand : que les troupes occidentales se retirent du pays trop rapidement. Les Français doivent rester au moins jusqu’à ce que la force africaine soit entièrement formée, et devraient continuer à poursuivre AQMI, avec l’appui aérien et l’aide en matière de renseignements des États-Unis.
Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)