Quelle idée curieuse que d’aller à Tabarka en plein hiver, m’ont dit tous nos amis ! Nous leur avons répondu que nous allons y chercher des plaisirs qu’on ne trouve qu’en Khroumirie, en cette saison.
Plaisirs d’hiver
Indépendamment des rares chutes de neige qui attirent, avec raison, beaucoup de curieux, cette région présente bien des attraits.
Dites-nous : « Combien y a-t-il de temps que vous n’avez pas participé à une bataille de boules de neige qui se termine toujours par de grands éclats de rire, avec un bout du nez et des doigts « gelés » ? Combien y a-t-il de temps que vous ne vous êtes pas promenés dans une forêt enneigée ? Les branches ploient sous le poids de la neige. Seul, le bruit discret d’un paquet de neige, glissant à terre trouble le silence. Avez-vous remarqué qu’on n’a pas envie de parler à ce moment-là, tant le silence est prégnant ?
Puisqu’on parle d’intempéries, pour nous qui vivons à l’Est tempéré du pays, une vraie, grande journée de « mauvais temps » est un spectacle inhabituel.
Un brouillard épais monte de la mer et noie complètement l’environnement. On ne voit plus, qu’à 2 ou 3 mètres devant soi. Un masque d’énormes nuées plombées d’où se déversent des rideaux de pluie lourde qui battent les vitres, les toits, les arbres et le sol. Tout devient ruisseau. Cependant, chaudement vêtus, nous bavardons amicalement, autour d’un repas ou d’une boisson chaude devant un beau feu de cheminée. Un feu de cheminée ! Quel régal ! Les flammes dansent dans l’âtre. Une bûche s’écroule en projetant un bouquet d’étincelles qui pétillent. Même quand la pièce est bien chauffée, on tend les mains vers le foyer où cuisent quelques châtaignes qui mûrissent en Khroumirie.
Expliquez-nous pourquoi dans les années 70 il fallait payer sa chambre en septembre pour en bénéficier à la fin de l’année, à « L’hôtel de France » à Tabarka ? C’était l’hôtel où le propriétaire : M. Abatte a recueilli le Président Bourguiba à son retour de l’île de la Galite. On y trouvait bien du beau monde, des ambassadeurs étrangers et des clients fidèles. Pourtant, le confort était vétuste : une salle de bain et des toilettes à chaque bout du couloir pour toutes les chambres de l’étage !
Nous retournons à L’hôtel de France qui a été rénové et qui avait voulu être celui des Andalous avant de revenir à son ancien nom. Pourquoi y faire ?
Déjà, nous nous promenons, même en ville. Le vent du Nord soulève d’énormes vagues qui se brisent au bout de la « jetée des Aiguilles » dans un nuage d’embruns. Dans le port, les haubans des bateaux grincent. Les gros chalutiers patauds, tirent sur leurs amarres : ils sont soulevés par un reste de houle qui semble être la respiration de la Méditerranée en furie ! La bourrasque emporte comme des projectiles les oiseaux de mer aux cris éraillés et mélancoliques.
Dans la forêt qui gronde, les arbres geignent et craquent. Pourtant, entre de gros cumulus d’un blanc immaculé, un soleil pâle luit dans le ciel d’un bleu profond. Il fait très bon d’aller se promener. L’air est vif et froid. Sitôt passée l’orée de la forêt, la brise disparaît. Elle ne secoue plus que les cimes. Les arbouses écarlates et douçâtres illuminent les feuillages verts crus, lavés par les pluies.
Plaisirs de la chasse
Même si l’Hôtel de France ne nourrit plus, avec les « retours de cuisine », une meute de chiens à sanglier, même s’il n’y a plus devant l’hôtel, une demi-douzaine de « guides », payés par l’hôtel et les clients, pour les emmener à la chasse à la bécasse ou à la palombe, quelques chasseurs le fréquentent encore.
Aucun client venu de Sfax, de Sousse ou de Kairouan, ne peut savoir où, cette année-là, les bécasses se sont remisées, ni où les chênes ont des glands qui attirent les palombes. Qui peut vous dire si les bécassines se sont installées dans les marais le long de la route de Nefza. L’absence de guides est sans doute une des raisons de la désaffection des clients chasseurs.
Sinon, une somptueuse traque à la bécasse, derrière un bon chien d’arrêt est inoubliable. Elles sont malignes et s’éloignent en entendant les tintements de la clochette qu’on pend au cou du chien pour pouvoir le situer dans les sous-bois touffus. Quelles merveilleuses fins d’après-midi, quand aux alentours d’Aïn Baccouch, proche de Tabarka, on voit arriver des centaines de palombes, qui viennent passer la nuit dans les grands arbres. Nous devions avoir 4 ou 5 ans, quand, après la guerre, nous sommes allés faire « la passée des bécasses », au « concasseur » à Aïn Draham et … depuis notre premier permis de chasse, en 1960, nous y retournons presque chaque année, « religieusement », en souvenir de notre père.
Convivialité
Heureusement, il nous reste des amis. A notre connaissance, il n’existe pas encore de maisons d’hôtes à Tabarka ou à Aïn Draham. Mais, à notre avis, elles ont un « avenir » certain.
Cette fois encore, nos amis vont nous guider à la chasse mais aussi, et surtout, vont nous offrir d’autres plaisirs caractéristiques de la région.
Relisez « les contes de la bécasse » et vous comprendrez pourquoi des gens partaient de Sfax, le samedi après la fermeture des bureaux et des écoles, pour venir déguster une bécasse rôtie, un salmis de palombe ou une omelette aux girolles à l’hôtel « Beau séjour » à Aïn Draham, chez Madame Vieux.
Aujourd’hui, encore, le « charme » continue d’agir : mes amis ont cueilli et fait sécher autour de leur cheminée, girolles, cèpes et autres champignons. Ils ont soigneusement congelé des langoustes et des cigales de mer qu’ils achètent ici à moitié prix. Ils ont cuit et gardé de la confiture de mûres et conservé du miel de montagne, très fort, qui prend à la gorge. Des chasseurs leur ont cédé quelques bécasses, des palombes et une poignée de bécassines.
Et vous comprenez maintenant ce que nous pouvons aller faire à Tabarka en plein hiver. Une bécasse rôtie, pendue par la tête avec une ficelle devant un bon feu, farcie, par le jabot, de pâté de foie de volaille, piqué de morceaux de « trompette de la mort », à défaut de foie gras truffé. Un vrai salmis de palombe dont la sauce est parfumée par les carcasses pilées et pressées au « chinois » ! Une brochette de bécassines rôties devant un feu de cheminée ! Et même si elles sont congelées – en Europe, on les mange ainsi ! – les cigales et les langoustes sont un vrai plaisir ! Un loup – en hiver, c’est la pleine saison ! – cuit au four sur un lit de fenouil.
Voilà quelques une des multiples raisons qui nous font militer, depuis des années, pour des tourismes alternatifs gérés par des Tunisiens, pour des Tunisiens et au profit de Tunisiens et non de tour-opérateurs étrangers. Voilà pourquoi nous allons à Tabarka en hiver.
Qui mieux qu’une personne de la région connaît l’histoire régionale, même si parfois elle est légendaire : tel le tombeau de la Kahéna : Kbour El Aouda proche de Melloula ? Qui connaît mieux qu’eux les passées de bécasses, les reposées des palombes, les pistes de la forêt et les bons produits du terroir ?
En été, n’importe quel colifichet est un cadeau, un souvenir convenable. En hiver, on prête davantage attention aux produits artisanaux et on achète les plus beaux. Les artisans sont ravis et on prend son temps.
C’est aux visiteurs d’imposer leurs désirs, leurs menus, leurs loisirs aux gérants des hôtels. Demain, quand les « maisons d’hôtes » et les « gîtes ruraux » modestes, campagnards auront été créés, le tourisme chez l’habitant deviendra un tourisme d’échanges, de connaissances des cultures et de compréhension des peuples. Le tourisme, c’est « aller ailleurs pour connaître les autres » !
Et la chaude présence des amis et l’évocation de mille souvenirs et les moments de tendresses avec les petits enfants qui grandissent trop vite à notre gré. Voilà Tabarka !
A.M