Jamais, je n’avais reçu en une seule matinée autant de monde dans mon bureau. Des amis ? Disons des connaissances généreuses de leur temps, venues inopinément me rendre visite, certains, pour travailler sur leurs livres, d’autres pour boire un café et tuer le temps, selon l’expression d’usage dans ce pays où le temps rend bien des soupirs. Il fallait vraiment gérer les allées et venues, faire un peu le gendarme.
Ahmed, arrivé le premier a commencé par me parler de son projet de livre sur l’art et l’enfance. Dès l’arrivée de l’envahissante Faïza, il s’est fondu dans le décor, attendant que je sois de nouveau disponible pour lui. Je le regardais avec affection fouiller dans ma bibliothèque, travailler sur son macintosh, puis somnoler jusqu’à ce que je le réveille.
Je l’ai reconnu à l’effervescence soudaine dans le bureau de mon assistante. Faïza est spéciale ; elle commence à m’importuner dès le moment où elle envisage de publier un livre et qu’elle m’a choisi comme éditeur. Elle arrive impromptu, elle accapare tout ce qui bouge. Elle gène sans scrupules le bon fonctionnement du bureau. Faïza aime déranger, elle se mêle de tout, impétueuse, dubitative, radoteuse. Le temps de lui préparer un café et de lui faire entamer ses corrections avec mon assistante, je ferme doucement la porte comme sur une malade qui vient de s’assoupir après quelques heures de grande agitation.
A peine me suis-je assis derrière mon bureau, m’apprêtant à donner quelques muscles à un livre exceptionnellement bâclé, que son auteur, sur lequel je n’avais aucune autorité, voulait faire éditer tel quel, que voilà Mustapha.
Mustapha est un magma de contradictions, rationnel et déraisonnable, agnostique et mystique, oriental et occidental. Il peut communiquer dans la foulée bonheur et vive inquiétude. J’adore sa fréquentation pendant le mois de ramadan. Jeuneur invétéré, il devient calme et serein et on peut s’asseoir avec lui sans subir ses excès de joie ou son amertume, selon les vapeurs du jour.
C’était l’heure de Hédi et je craignais son arrivée alors que Mustapha était encore là. Surtout que ce dernier avait ce jour là particulièrement besoin d’être ménagé. Hédi vient me voir presque tous les jours au bureau. Pessimiste et blasé, il a une affection débordante pour ceux qui ont une méchante opinion de l’humanité. Il m’interrompt dans mon travail et insiste pour que je lise les articles alarmistes qu’il trouve sur Internet et dans les revues spécialisées. Il demande toujours à boire un café et apporte parfois lui-même son café frais moulu qu’il prépare en essayant d’escamoter ses mains tremblantes.
Hédi a une confiance sans bornes dans l’avis des quelques amis qui lui restent. Tu lui fais l’éloge de quelqu’un et il devient son idole, tu critiques quelqu’un et il devient son ennemi juré.
L’occupation favorite de Hédi est d’emmener, presque quotidiennement sa voiture pourrie chez le mécanicien. Il passe de longues heures debout, à regarder le mécanicien manipuler son moteur, à râler contre la mécanique et à dénoncer ses enfants qui ne savent pas prendre soin de sa vieille tire.
Hédi arriva. Prenant place à mon bureau, alors que nous bavardions tranquillement sur le canapé, moi et Mustapha qui me montrait ses dernières publications chez son ami Finzi, Hédi s’est emparé du magazine d’art réalisé tous les mois avec grande peine par Mustapha et dont il m’a apporté plusieurs exemplaires. Évitant de se mêler à notre conversation, il le feuilletait avec un mélange d’agacement et de mépris. De son côté, Mustapha qui aimait lors de nos rencontres que je lui sois entièrement dévoué, lui lançait des regards peu amènes. Ensuite, ils se regardèrent dans les yeux et Mustapha bondit sur Hédi et lui arrache le magazine des mains en criant : ce magazine n’est pas à vendre ! Comme je m’y attendais, Hédi répond abruptement : il est de trop, même en distribution gratuite.
Il fallait toute la sagesse d’Amel pour empêcher mes deux amis d’en venir aux mains. Quant à moi, lâchement, je me suis tu. J’ai ouvert un livre au hasard et suis tombé sur cette phrase : faire semblant de rien, c’est mieux pour tout le monde ! Mustapha est parti sans dire au-revoir et je regardai, Hédi avec opprobre.
En voyant arriver le Luxembourgeois Vital, un nouveau venu dans le cercle de mes proches, je me dis qu’il n’aura pas à craindre les assauts de Hédi qui a, comme souvent ses compatriotes, un rapport bizarre avec les occidentaux, à la fois complaisant et sur ses gardes, admiration et rejet, désir d’en être et gloire d’y résister.
Je venais d’éditer à Vital un récit de ses premiers pas en Tunisie dans lequel il est beaucoup question de ses rapports avec les femmes ; la quarantaine, Vital se rase régulièrement le crâne et porte des pantalons courts et, hiver comme été, avec ou sans chaussettes, des sandales de moine. A part çà, on peut lui trouver beaucoup de charme. Vital était aussi contrarié de ne pas me trouver seul pour continuer à me raconter le feuilleton de sa vie amoureuse. L’ambiance ne s’y prêtait pas ; Ahmed continuait à roupiller dans son coin et Hédi attendait le moindre mot de Vital pour lancer ses diatribes.
Faïza qui avançait dans les corrections de son nouveau roman, me ramène un cahier qu'elle a ramassé dans le bureau de l’assistante, « c'est à toi çà ? Insiste-t-elle avec fermeté. Il ne faut pas laisser traîner ces choses-là ! » En entendant la fin de sa phrase, je comprends qu'elle a jeté un œil sur le contenu, et en feuilletant le cahier, je découvre entre les pages vides quelques notes très personnelles qu'elle n'aurait pas dû lire. Comme pour confirmer, Faïza me fait un sourire complice. Je décide de ramener tous mes cahiers personnels à la maison.
Faïza, profitant de la discussion entre Hédi, Vital et Ahmed qu’ils ont fini par réveiller, se mêle à leur débat politique houleux. L’écoute n’étant pas leur fort, je m’amuse à les voir avides de s’exprimer, se disputer la parole et essayer de la garder le plus longtemps possible ; je me dis qu’on devrait organiser un championnat de bavardage.
Je quitte mon bureau pour aller battre en retraite dans la cuisine, je m’aperçus qu’un autre groupe s’était formé dans le vestibule. Fethi, un ami sensible et très cultivé prétendit que je lui avais donné rendez-vous pour aller ensemble à l’inauguration d’une bouquinerie à La Marsa ; Salem, un imprimeur en chambre, voyant que j’étais inaccessible, l’a pris en otage pour lui raconter une suite désordonnée de ragots liés à l’actualité politique, en se faisant fort de bien connaître les coulisses. Salah, le grand père et chauffeur particulier de Yasmine, venu me remettre son manuscrit sur les proverbes proscrits, les interrompait pour faire l’éloge d’un ministre dont il affirme qu’il est seul à mériter de devenir chef du gouvernement.
Plus tard, en les voyant partir, un à un, je me suis senti lessivé. J’ai actionné la manette de mon confortable fauteuil en cuir, souvenir d’une période faste, pour le mettre dans la position horizontale. J’ai fermé les yeux et appliqué ce conseil de Nietzsche « Rester tranquillement allongé et penser peu est le remède, le meilleur, pour toutes les maladies de l’âme et, avec de la bonne volonté, il devient d’heure en heure très agréable à l’usage. » Humain trop humain.
Faisant fi de la recommandation de Nietzsche de penser peu, je me mis à réfléchir aux amitiés stériles qui ont du mal à se renforcer dans une société rongée par des conventions éculées, des usages décadents, l’échec, le dégoût et autres misères. Cette matinée m’a encore édifié sur la superficialité de nos rapports amicaux. Rapports sans affinités particulières, sans plaisirs partagés ni activités communes, sans aplomb et sans écoute. Des amitiés sans queue ni tête.
Lotfi Essid