Voilà cinquante ans que Félix Vallotton (1865-1925) n'avait pas eu les honneurs d'une exposition importante.
La rétrospective que lui offre le Grand Palais, témoigne qu'il est temps de relaxer cet artiste condamné aux coulisses de la peinture sous la fausse accusation d'une oeuvre tiède et sans mystère.
Elle est davantage qu'un acte d'indulgence. Elle jette un défi de lecture : capter l'irrémédiable actualité d'une peinture qui réprouve l’apparence des choses et la mélancolie de la vie.
Suisse d'origine, Vallotton n'a pas eu l'existence provocante et dissolue que l'on est en droit d'attendre d'un vrai artiste moderne.
Il a connu quelques années de vaches maigres, vivoté de la confection d'affiches et de dessins de mode et vécu dix ans avec Hélène Chatenay, fidèle maîtresse et pauvre modèle. La rencontre chez Tristan Bernard de Gabrielle, jeune veuve, sœur des marchands de tableaux Josse et Gaston Bernheim, le convainc des bienfaits du mariage.
Tout cela est très ordinaire
Dans un article que lui accorde Apollinaire, il est le funèbre monsieur Vallotton. Jules Renard, dont il est pourtant l'illustrateur, insiste: Vallotton, une insignifiante tristesse de tapissier. De lui même, il écrit sur le tard : Il me semble qu’il n’y a que quelques semaines qu’on m’appelait le petit Vallotton. La vie est une fumée, on se débat, on s’illusionne, on s’accroche à des fantômes qui cèdent sous la main, et sa mort est là.
Valloton est volontiers associé au Nabis, ce réassemblage mal cousu de spiritualité, d'artisanat décoratif et d'orientalisme. On le case là avec Bonnard et Vuillard comme si rien de plus n'était à ajouter.
Pourtant en parcourant l'exposition, la conviction qu'il n'appartient à aucun mouvement perce et s'affirme.
On pensait connaître l’œuvre, en particulier les gravures au canif sur bois grâce auxquelles, à moins de trente ans, Valloton gagne une belle renommée : ses petites images noir et blanc sarcastiques et sensuelles ornent les grands périodiques européens : La Revue blanche, Pan…
À partir de 1899, le graveur s'efface devant le peintre. Travailleur inlassable, il a laissé plus de 1700 tableaux et traité tous les genres : portrait, nu, paysage, nature morte, peinture d’histoire, vastes toiles à sujet mythologique, allégories, compositions inspirées de la peu pittoresque guerre de 1914.
En juin 1917, accrédité par la mission artistique aux armées, il passe deux semaines au front et observe en action la machine du casse-pipe de masse. De retour, il écarte ses esquisses et ses croquis (La Fatalité. Ça ne se copie pas comme une pomme) et il figure le sort tragique des soldats dans les tranchées, la brutalité du combat corps à corps dans la nuit et les souffrances des civils. Dans Le Cimetière militaire de Châlons, il aligne des croix jusqu’à l’infini pour traduire, selon ses mots, l’expression parfaite du carnage mathématique.
La manière de Félix Valloton est reconnaissable entre toutes : grands aplats raffinés de couleurs sans mélange, comme sorties du tube, perspectives faussées et aplaties empruntées aux estampes japonaises et à la photographie, cadrages audacieux, emploi du cerne découpant la forme, un dessin ferme et aisé.
On a tiré la ligne précise de Valloton de la beauté parfaite d’Ingres (il est vrai qu'il pleura devant Le bain turc) et des maniéristes italiens du XVIe. On lui a reproché d'oser planter son chevalet devant des modèles désuets et réservés au répertoire, de se mesurer à la tradition des écoles sévères et de grand goût, Dürer, Holbein, Rembrandt…
Pourtant quand ses amis suggèrent qu'il actualise les thèmes classiques ou qu'il paraphrase Cranach, il s’étonne qu'ils voient des choses auxquelles lui-même n’avait jamais songé.
Toutefois, il y a bien d’autres choses à percevoir ici, qu'un savant stratagème en filiation : Valloton annonce et dialogue avec la peinture qui advient.
Un exemple, la toile retenue pour l’affiche du Grand Palais. Elle s’intitule la Loge de théâtre, le Monsieur et la Dame. Elle est peinte en 1909. Vallotton a 43 ans.
Tout d'abord, la sobriété des formes. Dans une loge vue en contreplongée, une femme et un homme. Sur le devant, la petite tête brune de la femme en grand chapeau, sa main gantée de blanc posée sur le garde-corps qui forme un rempart jaunâtre. Dans l’ombre qui mange le reste, derrière, une moitié supérieure de tête d’homme, sans traits ni regard.
Les couleurs, les lignes, voilà qui rappelle le Chien enterré de Goya. Mais regardez les personnages, ils préfigurent les solitudes inhabitées de Hopper. Retranchez les, il apparaît une composition conceptuelle de Rothko.
La peinture radicale des ombres et des lumières, les éclairages trompeurs de Valloton, ses atmosphères se prêtent en permanence au déchiffrement en amont et en aval. L'intérieur avec femme en rouge de dos de 1903 : la profondeur de champ pourrait être d'O. Welles.
Baigneuses et belles endormies : l'abandon des corps est déjà du Balthus.
Les commissaires d'exposition ont décidé d'accrocher la production de l’artiste sous un angle inédit. Ils ont écarté la présentation chronologique au profit d'une distribution en dix sections thématiques dont les intitulés (Refoulement et mensonge, Le double féminin, Erotisme glacé, Mythologies modernes, La violence tragique d’une tache noire…) penchent vers la psychanalyse plutôt que vers la plastique.
Avantage ou défaut ? Peu importe. On glissera aussi sur quelques rapprochements surprenants entre les pièces dont un jambon et un nu. Il doit s'agir d'une audace de muséographe.
Les tableaux et les gravures de Vallotton sont des fictions, de délicates alliances où les motifs et les thèmes inventent un monde dont la langue discrète est le dessin.
Discrète, en ce sens qu'elle est avisée, ne dit pas plus que nécessaire, sait garder les secrets.
R.S.M
* Présences de Félix Vallotton
Le feu sous la glace
au Grand Palais jusqu'au 20 janvier 2014