Par Yasmine Arabi
Avec le démarrage du dialogue national, Kaïs Saïed n’est plus tout à fait seul. Quarante deux personnalités nationales ont répondu à l’appel du devoir, au premier jour des discussions. Cependant, les tensions sont montées d’un cran. C’est la panique dans les rangs des exclus, de ceux qui refusent d’y participer sans les exclus et de ceux qui veulent dicter sa forme et son fond. Plus personne ne cache sa peur de voir partir le train de la nouvelle République et vers une destination inconnue. Un air de confrontation fratricide plane désormais sur le pays.
Les travaux des deux commissions du dialogue national ont démarré le 4 juin courant, à Dar Dhiafa (Carthage), dans un contexte de tensions politiques exacerbées et de violences à vocation idéologique, dans la rue. Au matin du 4 juin, à quelques kilomètres de là, cinq petits partis politiques réunis en un « front contre le référendum» (Attayar, Al Joumhouri, Attakatol, Al 3amal, Al Qotb ), quelques dizaines de personnes tout au plus, ont manifesté devant le siège de l’Isie, en pleins préparatifs du rendez-vous référendaire du 25 juillet, et tenté de briser le cordon sécuritaire dressé par les forces de l’ordre, qui ont finalement usé de gaz lacrymogène pour empêcher l’intrusion des manifestants dans les locaux de l’Instance. L’irréparable a été évité de peu. Parmi les contestataires, Ghazi Chaouachi, Hamma Hammami, Issam Chebbi…Pour eux, l’Isie présidée par Farouk Bouaskar est à la solde du président Kaïs Saïed, elle est donc, forcément, « l’instance de la fraude », un des slogans brandi lors de la manifestation. Pour les anti-25 juillet, le train de la constitution de la nouvelle République et du référendum ne doit jamais prendre le départ ; pour le camp d’en face, cependant, impatient de tourner la page du 24 juillet, le train partira coûte que coûte et sans eux. Et ce n’est pas le président de l’instance nationale consultative pour une nouvelle République, le doyen Sadok Belaïd, qui dira le contraire, il est lui-même déterminé à aller jusqu’au bout de sa mission, l’élaboration de la Constitution de la nouvelle République, avec ceux qui auront accepté d’y participer, ils étaient 42 personnalités à être présentes le premier jour.
Montée de l’intolérance et de la violence
La détermination des partisans du président a été ravivée par le dernier coup de force de leur « leader » : trois jours auparavant, Kaïs Saïed, excédé par l’inertie de l’appareil judiciaire, sourd à ses appels réitérés pour ouvrir les milliers d’affaires en lien avec le terrorisme, les assassinats politiques et la corruption, décidait la révocation de 57 magistrats et provoquait un tonnerre de colère et de critiques dans les sphères judiciaire, politique et civile. Beaucoup de Tunisiens commençaient à désespérer de voir Kaïs Saïed franchir des pas décisifs dans l’une de leurs premières revendications : la reddition des comptes pour ceux qui ont nui aux Tunisiens et à la Tunisie pendant la décennie 2011-2021.
Il n’en fallut pas davantage pour que le pays entre de nouveau dans une spirale de grèves (ouvertes) des tribunaux, une décision émanant de l’Assemblée générale de l’Association des magistrats tunisiens, non partagée par l’ensemble de la communauté des juges, mais qui sera peut-être respectée par la corporation. Et une nouvelle spirale de la violence qui dépasse désormais le cap verbal. Le lendemain, dimanche 5 juin, en effet, de nouvelles échauffourées ont éclaté entre des citoyens, cette fois à Sfax, entre des pro-Saïed et des pro-Ghannouchi. Motif : des membres du mouvement du 25 juillet, pro-Kaïs Saïed, s’en sont pris au président d’Ennahdha et président de l’ARP dissoute, Rached Ghannouchi, venu dans la capitale du Sud rencontrer ses partisans.
Des jeunes de la région l’ont sommé de quitter les lieux en lui criant « Dégage ». A Gafsa, un autre groupe de jeunes partisans de Kaïs Saïed se sont opposés à la visite des membres du Front du salut national et à la tenue d’un meeting au cours duquel Néjib Chebbi a déclaré que « seul un dialogue national rassembleur est capable de sortir le pays de la crise actuelle ». Là encore, c’est la présence des forces de l’ordre qui permit d’éviter le pire. Ce même dimanche, encore, la présidente du PDL, Abir Moussi, connut le même sort dans la ville de Zarzis, au Sud-Est. Le même mouvement du 25 juillet l’ayant empêchée d’inaugurer un bureau régional de son parti.
Le démarrage du dialogue national a fait monter d’un cran l’intolérance, faisant craindre des confrontations dans les régions. Les opposants de Kaïs Saïed se sont engagés à faire capoter le référendum, soit en convainquant les Tunisiens de ne pas aller voter le 25 juillet, soit en faisant annuler le référendum. Une attitude par ailleurs incongrue de la part de partis politiques se définissant de la famille des socio-démocrates et qui, depuis le 25 juillet, reprochent à Kaïs Saïed d’avoir enfreint les règles démocratiques en décrétant la dissolution de l’ARP sans recourir à des élections législatives anticipées. Par ailleurs, les partisans de Kaïs Saïed, majoritairement des jeunes, broient eux aussi du noir depuis qu’ils se sont rendu compte qu’ils ne figuraient pas parmi les personnalités invitées à participer au dialogue national, malgré de longs mois de militantisme et de soutien au processus du 25 juillet et à Kaïs Saïed, en tant que candidat aux élections puis président élu. Une exclusion du dialogue national qu’ils déplorent et qu’ils ne justifient pas, et qui prouve, peut-être, que les partisans de Kaïs Saïed adhèrent à sa vision mais ne parlent pas en son nom.
Sans l’Ugtt, quelle garantie ?
Kaïs Saïed n’est pas non plus en bonne posture. Rien n’indique que le référendum arrivera à bon port et que le « oui » gagnera. L’Ugtt lui a fait faux bond et rien ni personne ne pourra remplacer l’imposante Centrale syndicale, indépendamment des personnes qui la représentent. Il paraît, en effet, étonnant que l’organisation de Farhat Hached manque un tel événement, sachant que sa participation aurait immanquablement pesé sur le cours des discussions et sur leur contenu. Y aurait-il des non-dits ? Sans doute. La Centrale syndicale n’a pas coutume de pratiquer la politique de la chaise vide, qui est une marque de faiblesse, quels que soient les griefs de Taboubi contre Saïed, d’autant que le Secrétaire général de l’Ugtt soutient encore et toujours le tournant historique du 25 juillet 2021. N’empêche que Kaïs Saïed en assume une grande part de responsabilité. On ne traite pas une aussi grande organisation nationale comme un parti politique qui vaut un score de 0,… aux élections. Quels que soient les différends ou les litiges, ils peuvent être réglés avec de la hauteur, digne d’une organisation nationale qui représente un contrepoids et un contre-pouvoir sans égal, à Dar Dhiafa, aujourd’hui, et aux urnes, le jour du vote.
Les jours prochains s’annoncent particulièrement difficiles. Kaïs Saïed a pris le risque d’engager la Tunisie dans une voie dont on ne connaît pas l’issue. Dans le cas où la Constitution passerait le 25 juillet, elle ne fera pas l’objet de consensus et sera toujours une source de tensions. Dans le cas où ce serait le non qui vaincra, c’est la légitimité de Kaïs Saïed qui sera cette fois sur le grill et des élections législatives et présidentielles anticipées devront être annoncées. Sans oublier qu’il faudra également et encore une fois changer de gouvernement, que la fragilité de la conjoncture économique et sociale sera aggravée et qu’une bonne partie des jeunes Tunisiens attendent la victoire du « oui ».
Trop d’inconnues, trop de risques.