Par Moktar Lamari*
Parité ? Depuis hier, un euro = un dollar, du jamais vu depuis 2002. La monnaie européenne pique du nez, de 15 % sur un an. Le pire est à venir, Poutine ferme les vannes et le bras de fer opposant la Russie à l’occident, se corse (impliquant la Chine, entre autres). De quoi ébranler les taux de change, les flux des échanges et les rapports de prix. Et cela impactera de plein fouet la Tunisie! Dans quelle mesure et comment…
Comme un bateau déjà en difficulté, l’économie tunisienne va subir ces deux vents contraires : chute de l’euro d’un côté et montée en flèche du roi-dollar, de l’autre. Plusieurs secteurs agrégats économiques sont concernés dans un contexte politique et économique déjà critiques en Tunisie. Un tsunami s’annonce à l’horizon, et il y aura des pots cassés. Il y aura des perdants et des gagnants! La Tunisie doit anticiper et agir pour éviter le pire.
L’euro pique du nez
Aujourd’hui, il faut désormais 3,17 dinars pour échanger un euro, contre 3,27 dinars tunisiens, il y a quelques semaines. Même si le dinar n’est pas au top de sa forme, il gagne quelques cents, face à l’euro, monnaie commune à une Europe de 27 pays et de 440 millions de consommateurs. À une heure de vol de Tunis.
Mais, de manière générale, les liens historiques et la proximité géographique de la Tunisie avec l’Europe, font que la chute brutale de l’euro va réduire la valeur des transferts opérés par les Tunisiens expatriés et émigrés en Europe (1 à 1,5 millions). Cette chute des rémittences va se chiffrer en centaines de millions d’euros en un an. Les transferts de devises de la diaspora se fait principalement en euros, et ces montants frôlent les 3 milliards d’euros par an (équivalent de 10% du PIB). Les banques commerciales, la BCT vont ressentir le choc.
Dans la même veine, ce recul de l’euro va aussi faire baisser des revenus du secteur touristique, principalement dominé par des transactions avec l’Europe (7% du PIB). Des centaines de milliers de touristes européens vont débourser moins que prévus en Tunisie, pour leur séjour et leurs dépenses de loisir en Tunisie. Ici, aussi on peut s’attendre à un recul sensible pouvant atteindre les 300 millions d’euros sur un an.
Les exportations tunisiennes sont principalement payées en euros (agroalimentaire, textiles, entreprises mixtes, etc.). 70% des exportations tunisiennes vont en Europe. Et avec la dépréciation de l’euro, ces recettes d’exportations vont trinquer, accusant le coût de la chute de l’euro face au dinar. Une attrition des recettes d’exportation qui peut avoisiner les 15%. Ce qui est énorme. L’impact sera fort, amenant certains pays européens à délocaliser certaines de leurs activités données en impartition .
L’Europe pourra même réduire ses quotas d’importations de la Tunisie, et tentera d’augmenter le volume de ses exportations en Tunisie, devenant plus compétitive, notamment dans le contexte de pénurie mondiales de produits agroalimentaires. Les syndicats d’entreprises et le gouvernement tunisien doivent être attentifs à ce défi. Une stratégie doit être mise au point pour aider les opérateurs économiques à s’adapter.
En revanche, les étudiants tunisiens financés par la Tunisie et par leurs parents et se trouvant en Europe vont sentir les effets bénéficies de cette chute de l’euro! Un gain de presque 5% -10% se fera sentir, malgré tout! Mais, cela reste marginal comme impact positif et bénéfique aux particuliers tunisiens,
Les industries et les entreprises tunisiennes vont payer relativement moins chères leurs importations de pièces détachées et d’équipements produits en Europe.
Et cela peut constituer une opportunité d’investissement et de modernisation, si les banques tunisiennes s’inscrivaient dans cette mouvance, moyennant ajustement à la baisse des taux d’intérêt. La Banque centrale de Tunisie doit agir dans cette direction, même si son souci premier tient au maintien d’un minimum de devises. La BCT mène la danse, mais par expérience elle est loin de vouloir assumer cette responsabilité, étant à la merci des rentiers du secteur bancaire et filières liées en Tunisie.
Plus grave encore, la chute de l’euro ne fait que commencer et la tendance baissière véhicule des causes multifactorielles : inflation, récession, décrochage technologique, dépendance énergétique, guerre aux portes de l'Europe, pour ne citer que ces facteurs.
Selon l'indice PMI publié début juillet, l'activité économique en zone euro a fortement fléchi durant le mois de juin. La demande agrégée va en pâtir et les importations vont s’ajuster à la baisse.
Le billet vert euphorique
En face, le dollar continue de grimper! Boosté par la politique monétaire de la Fed, qui a remonté ses taux directeurs de trois quarts de points dès la mi-juin, alors que la BCE, qui doit entamer le mouvement en juillet, est en retard. La BCE ne veut pas altérer la croissance. Elle ne veut pas augmenter son taux directeur de manière abrupte, comme l’a fait la BCT.
Les investisseurs qui font le pari que la Fed va continuer à remonter ses taux, vont demander plus de dollars. Le dollar se renforce dans son rôle de valeur refuge face à l'euro.
Le dollar américain s’est apprécié de presque 15% par rapport au dinar tunisien, les dernières semaines. La Tunisie n’est pas un grand exportateur pour l’Amérique du Nord, ou l’Asie. Mais, cette baisse de la valeur du dinar peut aider à conquérir ces marchés, les produits tunisiens peuvent être mieux exportés, devant plus concurrentiels. Ici, l’industrie agro-alimentaire peut tenter sa chance.
Mais cela n’est pas si simple, considérant la complexité d’accès aux marchés américains et asiatiques, pour diverses raisons: coûts de transport, langues, disparité dans les préférences, différences culturelles et spécificités de ces marchés.
En revanche, l’essentiel de la dette internationale de la Tunisie est libellée en dollars.
Les remboursements de la dette risquent de coûter plus chers (+5 à 10%), en raison des cours du dollar et surtout des taux d’intérêt, qui eux aussi augmentent, suivant les taux directeurs américains. Les prêts du FMI et la Banque mondiale vont voir leurs taux d’intérêt grimper fortement les prochaines semaines. Ces taux risquent de rejoindre les 4 à 5 %, au lieu de 1 à 2%, avant la montée des taux directeurs américains.
La hausse du dollar va faire mal, très mal à la facture d’importation du pétrole et du gaz.
La guerre en Ukraine, l’embargo de la Russie ont fait grimper les cours du pétrole à plus de 115 $ le baril, et cela va monter davantage. Les cours de céréales sont libellés en dollars américains sur les marchés de Chicago et Londres (principaux marchés). Les importations de voiture, d’ordinateurs, d’équipements …de l’Asie, des USA…vont voir leurs coûts bondir de 10 % à 17% cette année.
Les réserves de la BCT risquent de tarir plus vite que prévu! Et si la Tunisie ne prend pas de mesures drastiques pour rationner et rationaliser sa consommation en pétroles et en céréales importées, la pénurie de devises va se corser, menant davantage de dévaluation du dinar.
La BCT, sous influence du FMI, risque de pousser encore plus loin la dévaluation du dinar par rapport au dollar. Contrairement à la Banque centrale du Maghrib, la BCT favorise une devise nationale faible, pour dit-on mieux procurer plus de compétitivité.
L’actuel gouvernement, les ministres des Finances et de l’Economie, le gouverneur de la BCT ne voulant rien dire. Le mutisme est de mise.
Ils ne veulent rien dire d’ ici le 25 juillet, date de référendum plébiscitant la nouvelle constitution conçue et taillée sur mesure par le président Kaïs Saïed.
La parité dollar vs euro est le fruit d’une variation croisée d’un côté une hausse du dollar et de l’autre une baisse de l’euro (notamment suite à la guerre en Ukraine). Des vents contraires qui risquent de torpiller pleins de petits pays, mal gouvernés et mal lotis pour faire face à ces deux vents contraires.
Les particuliers en pâtissent
Les particuliers sont quant à eux directement frappés dans leur budget quotidien : l'inflation en Tunisie dépasse les 8%, l’instabilité politique et la hausse du taux d’intérêt directeur sont autant de facteurs amplificateurs des méfaits qui peuvent peser sur l’économie tunisienne suite notamment à la parité du dollar vis à vis de l’euro.
Les particuliers vont ressentir le tout par deux conséquences, une perte de pouvoir d'achat, et un début de rationnement de certains produits dont les médicaments, les produits alimentaires et les carburants.
Pour maîtriser l'inflation, la Banque centrale de Tunisie ne doit pas hausser encore son taux directeur. Cette solution a empiré les choses les dernières années, ayant pénalisé la l’investissement et une croissance déjà faible. L’inflation importée ne va pas faiblir avec la hausse du billet vert.
La dette tunisienne est déjà insoutenable et la hausse du dollar va augmenter les pressions et les incertitudes socio-économiques dans un pays déjà affaibli par les dix ans de mal gouvernance de l’ère post-2011.
La mèche est courte, et elle peut prendre feu aux prochaines augmentations des prix du pain ou encore des prix des produits énergétiques.
En clair, la bonne santé du dollar rogne encore un peu plus le pouvoir d'achat des entreprises et des ménages européens. Cela impactera indirectement et directement l’économie tunisienne. Et cela peut compliquer davantage la tâche du gouvernement tunisien, et la BCT aussi. Un coup de massue pour une économie tunisienne, déjà chancelante. Elle n'avait pas besoin de cela…
*Universitaire au Canada