Par Hatem Bourial
L’échéance du référendum est désormais derrière nous mais elle ne fait que commencer à générer son impact sur le paysage politique.
Dans la perspective du prochain scrutin législatif prévu en décembre, la vie politique devrait en effet connaître aussi bien une accélération que nombre de reconfigurations.
Quel est l’état des lieux au lendemain du référendum constitutionnel ? Quelles sont les nouvelles priorités pour le pouvoir exécutif ? Quelles seront les recompositions à l’œuvre dans les partis politiques et la société civile ?
Autant de questions qui interpellent les observateurs et l’opinion publique, alors que la transition démocratique tunisienne pourrait connaître une embellie selon les partisans de Kaïs Saïed et une remise en question pour ses opposants.
Fallait-il passer par une assemblée constituante en 2011 ? Dans plusieurs milieux, cette question est remontée à la surface, car ils étaient nombreux il y a dix ans, ceux qui prônaient de simples ajustements à la Constitution de 1959. Ces voix n’auront pas été entendues et, après des débats qui auront duré trois ans, une nouvelle constitution a vu le jour en 2014 pour être jugée caduque en 2021.
Ainsi, durant une décennie entière, la Tunisie aura tourné en rond, choisissant les méandres politiques et juridiques d’un processus constitutionnel et délaissant les enjeux économiques et les réformes structurelles. Une dizaine d’années plus tard, la Tunisie est de nouveau à la croisée des chemins avec d’une part, une nouvelle Loi fondamentale et d’autre part, une économie en berne.
La question centrale n’en devient que plus cruciale: les mêmes causes entraîneront-elles les mêmes effets ou bien la dynamique engagée en juillet 2021 parviendra-t-elle à inverser les tendances ?
Six points chauds pour évaluer la conjoncture
Objectivement, depuis son passage en force il y a un an, Kaïs Saïed n’avait pas d’autre choix qu’un surinvestissement sur le politique. Délaissant l’économie, la feuille de route du président de la République a simplement tenté de baliser la voie et renforcer la légitimité du chef de l’État. Pour cela, plusieurs décisions unilatérales ont été prises au nom du péril imminent et des circonstances exceptionnelles. Rejetées par une frange importante de l’opinion, ces décisions ont quasiment laminé les instances constitutionnelles existantes et verrouillé plusieurs espaces démocratiques. Dans sa démarche de légitimation, Kaïs Saïed s’est également appuyé sur une consultation électronique qui a été considérée comme le socle du référendum qui vient d’être organisé. De plus, le président de la République ayant rejeté le dialogue national inclusif (auquel appelaient plusieurs partis et organisations ainsi que des partenaires internationaux), lui a préféré des commissions consultatives à l’avis desquelles il ne s’est pas conformé.
Tel était le chemin mouvementé qui a débouché sur le référendum du 25 juillet 2022 et qui vient d’ouvrir la voie à de nouvelles reconfigurations du paysage politique. Quel sera l’impact de la nouvelle donne sur la vie politique ? Comment les effets du référendum vont-ils se matérialiser dans le futur immédiat ? En quoi vont-ils conditionner la démarche des partisans et des opposants de Kaïs Saïed ? Plusieurs questions qui devraient connaître un début de réponse dès les prochains jours. De plus, les prochaines élections législatives anticipées seront clairement l’enjeu central dans la démarche des uns et des autres. Grosso modo, les six prochains mois devraient nous montrer si le président de la République saura garder le cap défini par sa feuille de route initiale ou bien s’il ajustera les objectifs de son action en fonction de nouveaux paramètres. Ainsi, à peine la journée du référendum tournée, le compte à rebours à l’horizon du rendez-vous législatif a bel et bien commencé. Nous vous proposons d’évaluer en six points, les différentes directions que pourrait prendre la conjoncture politique.
1. Vers la naissance d’un parti présidentiel ?
La première question à se poser concerne la stratégie de Kaïs Saïed pour le prochain scrutin prévu le 17 décembre prochain. Le chef de l’État va-t-il créer un parti politique pour soutenir sa démarche ou bien préférera-t-il susciter des alliances entre les structures qui le soutiennent d’ores et déjà ? Cette question est importante, car elle est sous-tendue par les contours de la stratégie présidentielle. Pour le moment, Saïed a préféré des relais diffus qui viennent d’ailleurs de démontrer les limites de leur efficacité. Sachant que le scrutin législatif est loin d’être gagné d’avance, il est probable que le président Saïed devra identifier les cartes gagnantes tout en tenant compte des multiples résistances à ses choix.
2. Le verrouillage constitutionnel sera-t-il suffisant ?
La grande majorité des experts s’accordent à dire que les pouvoirs accordés au président de la République par la nouvelle Loi fondamentale, sont exorbitants. Reste à savoir si dans la pratique, cette position quasiment absolutiste pourra tenir malgré les dangers qui lui sont inhérents.
Au-delà, plusieurs points restent discutables malgré l’adoption de la nouvelle Constitution. Son auteur a d’ailleurs lui-même reconnu certaines failles tout en assumant silencieusement les aspects hyper-présidentialistes du texte. Il ne fait pas de doute selon plusieurs observateurs que nous verrons à court terme des ajustements à ce niveau. Car, il est indéniable que si l’opinion publique est en faveur d’un président fort, elle n’en rejette pas moins la perspective d’une présidence qui n’aurait pas de comptes à rendre.
3. Les dynamiques de l’opposition
Les polarisations restent très fortes entre Saïed et ses opposants aussi nombreux que résolus. Les partisans du «non» et ceux qui ont appelé au boycott du référendum ne vont pas tarder à mobiliser leurs troupes. Avant cela, ils devront analyser les résultats du référendum et observer les éventuels ralliements au président de la République.
Toutefois, même si nos politiciens restent imprévisibles, les renversements d’alliances devraient constituer l’exception plutôt que la règle. Si l’on en croit les sondages des derniers mois, le Parti destourien libre aurait le vent en poupe pour le scrutin législatif et pourrait damer le pion à ses concurrents. Néanmoins, « le parti du président » même embryonnaire, sort renforcé après le référendum et pourrait continuer à aller de l›avant.
En outre, le Front du salut, les partis centristes et la gauche tenteront de rester dans le jeu avec en embuscade les différents courants islamistes.
4. Quel rôle pour le gouvernement Bouden ?
Le levier le plus déterminant pour Kaïs Saïed pourrait être l’efficacité du gouvernement Bouden. En effet, si l’équipe gouvernementale que le président de la République dirige de facto et de jure, parvient à résoudre quelques-unes des équations ardues auxquelles elle est confrontée, cela ne pourra que conforter le président dans ses choix. En tout état de cause, l’opinion attend des résultats palpables et une sortie de crise qui ne soit pas trop douloureuse. C’est à cette aune que les Tunisiens jugeront Kaïs Saïed et si les résultats ne sont pas à la hauteur de leurs attentes (immenses pour certains), le désamour ne tardera pas et pourra se traduire par un vote sanction en décembre prochain.
Le gouvernement Bouden aura fort à faire, car on ne peut véritablement inverser une situation complexe en si peu de temps. Six mois pourront difficilement suffire surtout lorsque les oppositions sont très nombreuses et les difficultés à surmonter infinies.
5. Le levier des affaires et du populisme
Outre l’action du gouvernement, Kaïs Saïed pourra aussi compter sur deux autres leviers dont il a su user dans le passé. En premier lieu, le populisme pourrait constituer une arme redoutable et se concrétiser par une multitude de procédures visant des personnalités des anciens régimes. Cette politique doublée d’un recours aux accusations de complot, pourrait détourner l’attention de l’opinion et lui livrer en pâture des caciques du passé.
Dans cet esprit, nous pourrions aussi assister à la mise en œuvre de coopératives de production en tant que modèle alternatif de développement. Ce type de structures pourraient permettre de diluer certains enjeux dans le champ de l’emploi et renforcer la popularité du président parmi ceux qui attendent un regain d’espoir. En ce sens, des entreprises autogérées pourraient être rapidement créées afin de tenir les promesses et apporter un souffle positif dans le champ social. Naturellement, il incombera au gouvernement du président d’aller dans cette direction qui se définit comme révolutionnaire. Reste à savoir si le gouvernement Bouden est prêt pour pareille éventualité ou s’il devra tourner le dos à ses priorités pour concrétiser les approches doctrinales de Kaïs Saïed.
6. L’attente des partenaires sociaux et internationaux
La Tunisie est engagée dans une négociation ardue avec ses principaux bailleurs de fonds, notamment la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Au-delà du processus politique dont une nouvelle page a été tournée avec le référendum, la nécessité de plusieurs ajustements et réformes d’envergure se fait pressante.
Le respect de ces engagements est fondamental pour les grands équilibres macroéconomiques et l’assainissement des finances publiques. À ce titre, la place du secteur privé et le climat général des affaires sont scrutés et mesurés par nos partenaires. De même, l’état des libertés publiques et individuelles pèse dans la balance. Ainsi, il ne faudrait pas sous-estimer ces réalités ainsi que la situation économique actuelle qui reste aléatoire.
À ces partenaires internationaux s›ajoutent les partenaires sociaux qui s›inquiètent, s›impatientent et vont parfois jusqu›à tracer des lignes rouges. C›est le cas pour l›Union générale tunisienne du travail qui ne veut pas entendre parler de cession des entreprises publiques, de dégraissage dans la fonction publique ou de levée des subventions sur les produits de base.
Toutes ces contradictions demandent à être prises en considération, car elles peuvent surgir à tout moment et remettre en question négociations antérieures et paix sociale. Ainsi, la question se pose aussi de savoir si une trêve pourrait être décidée sur le plan social ou bien si les grèves seront de retour durant les six prochains mois.
Sur un autre plan, les organisations de la société civile ne manqueront pas de pointer comme elles ont coutume de le faire, les écarts démocratiques du pouvoir exécutif. En l’absence de parlement et d’instances spécialisées, la société civile et la presse seront certainement des contre-pouvoirs très vigilants.
Irons-nous vers un retour du dialogue national inclusif ?
Après le référendum, les partisans du président de la République ne peuvent que se réjouir de la légitimité acquise par la nouvelle constitution telle que voulue par Kaïs Saïed. Par contre, il serait selon de nombreux observateurs de premier plan, pour le moins aventureux de considérer ce vote comme un blanc-seing. En effet, le texte constitutionnel reste imparfait et susceptible de connaître des ajustements. D’autre part, la pratique décidera du destin de la Loi fondamentale dont certains prennent déjà le pari qu’elle sera éphémère.
Il n’en reste pas moins que les fortes oppositions à la démarche de Kaïs Saïed continueront à exiger un dialogue national inclusif et tenteront probablement de l’imposer au pouvoir exécutif. Cette option n’est pas à négliger et dépendra non seulement du poids des partis politiques et des organisations nationales mais aussi de l’adhésion des partenaires internationaux de la Tunisie à une démarche plus inclusive.
Ce scénario du dialogue national inclusif pourrait même réapparaître au lendemain du scrutin législatif en fonction des résultats de ce dernier. Pour l’heure actuelle, la voie semble tracée pour Kaïs Saïed qui, malgré la multiplication des oppositions, garde la haute main sur le calendrier politique. Toutefois, après une décennie d’hésitations et de désillusions, il est temps de s’atteler aux nécessaires réformes d’une économie essoufflée. Les tenants de la sphère politique l’entendront-ils de cette oreille ? Condamnées à reprendre à plus ou moins brève échéance, les palabres et les arguties juridiques sont-elles ce dont la Tunisie a le plus besoin aujourd’hui ? Ouvrant la voie à une hyper-présidence, unique dans les annales de la République tunisienne, la Loi fondamentale nouvellement votée, sera-t-elle un facteur d’équilibre ou bien un autre sujet de discorde ? That’s the question.