C’est le énième « scandale » politico-médiatico-financier qui éclate au grand jour. A travers les réseaux sociaux, les Tunisiens apprennent par le biais de la fuite d’un document présumé officiel que des personnalités politiques, d’anciens ministres, des journalistes, d’anciens responsables sécuritaires, des artistes, des hommes et des femmes, 25 en tout, font l’objet de poursuites judiciaires pour de nombreux et gravissimes chefs d’inculpation dont les plus graves sont le complot contre la sûreté de l’Etat, l’établissement de liens avec des agents étrangers pour porter atteinte à la diplomatie, faux et usage de faux et outrage au président de la République.
Une grosse affaire en perspective dont les personnes et personnalités soupçonnées d’y être impliquées risquent gros. Ils sont passibles de condamnation à mort et au mieux, d’une réclusion à perpétuité si les soupçons sont prouvés. Mais quelque chose dit aux Tunisiens qu’il ne faut pas s’inquiéter outre mesure et que cette affaire fera l’effet d’un coup d’épée dans l’eau comme toutes celles qui l’ont précédée, dont l’appareil secret d’Ennahdha, les assassinats politiques de Belaïd et Brahmi, l’envoi de jeunes Tunisiens combattre en Syrie, la tentative d’empoisonnement de Kaïs Saïed (non confirmée à ce jour) ou plus récemment l’affaire Instalingo…Toutes ces affaires ont éclaté au grand jour après le 25 juillet 2021 sous la houlette de Kaïs Saïed qui s’est promis d’assainir la justice des corrompus et des vassaux des partis politiques. Sans succès. Aucune d’entre elles n’a connu de dénouement bien qu’il ait donné l’impression d’avoir tenu sa promesse en décidant par décret-loi le limogeage de 54 magistrats, la nomination de nouveaux membres au Conseil supérieur de la magistrature et en exhortant les juges en exercice à examiner les dossiers au plus vite.
Tous les suspects, y compris ceux qui sont coupables aux yeux des Tunisiens, tels que Rached Ghannouchi et ses compagnons de route au sein d’Ennahdha, ont été convoqués par la justice, sont sous une décision d’interdiction de voyage mais sont, à ce jour, libres. Leurs avocats affichent confiance et sérénité assurant que les dossiers de leurs clients sont vides et que leurs interrogatoires judiciaires relèvent des pures magouilles politiques visant l’exclusion des opposants de Kaïs Saïed et de ses détracteurs.
De mémoire, aucune affaire aussi scandaleuse soit-elle n’a connu, en effet, de dénouement judiciaire ni révélé ses secrets, ses vérités ou ses mensonges. A chaque fois, le même scénario. Sous l’effet des vagues de déclarations et de contre-déclarations, d’accusations et de contre-accusations, les polémiques enflent dans les médias, alimentées d’hypothèses et de supputations, et inondent les réseaux sociaux, fiefs de toutes les infractions judiciaires, où sont étalés des documents officiels fuités, la vie privée d’hommes et de femmes et où, si nécessaire, sont annoncés en primeur des mandats de dépôt et des verdicts judiciaires. Une véritable jungle dans laquelle la liberté de parole devient une arme à double tranchant pour « tuer » l’adversaire (politiquement) et blanchir l’allié impropre, de tout acabit. Le tout dans un silence mortel, incompréhensible, inexplicable, voire même suspect, de Carthage et de la Kasbah qui, en cultivant le mystère et l’opacité, favorisent le pourrissement de la vie politique et l’agitation du climat général du pays. En conséquence, les Tunisiens n’y croient plus et sont quasiment certains que ces affaires, aussi graves soient-elles, finiront par être enterrées et les suspects blanchis.
Est-ce à dire que ces affaires sont montées de toutes pièces ? Difficile de répondre par l’affirmative en sachant que les instructions judiciaires se poursuivent et que des mandats d’arrêt ont été prononcés dans certaines affaires, telles que Instalingo et le tout dernier « scandale » – quatre arrestations – qui va sûrement faire couler beaucoup d’encre. Même si le doute quant à l’origine et les objectifs d’une telle affaire est permis.
Par ailleurs, il y a un passif, celui de la décennie noire, qui peut expliquer que l’on soit arrivé là.
Qualifier communément la décennie 2011-2021 de noire n’est nullement le fruit du hasard ni un jugement de valeur. Dès 2011, dans la foulée des événements du fameux printemps arabe et de l’accession des islamistes d’Ennahdha au pouvoir, des crimes politiques ont été commis contre l’Etat et le peuple tunisiens à commencer par le terrorisme, les recrutements massifs sans concours et sans vérification des diplômes dans l’administration publique, l’extension de la corruption, les détournements des fonds et des biens publics, l’impunité et le clientélisme qui a abouti à la nomination de personnes incompétentes et sans expériences dans les plus hauts postes de responsabilité dans la fonction publique et au sommet de l’Etat, ministre, PDG et même président de la République.
C’est dans ce contexte de tension, de déficit de confiance entre le sommet de l’Etat et une grande partie de l’élite politique, de divisions entre les Tunisiens, qu’a démarré la campagne électorale pour les Législatives anticipées du 17 décembre prochain. Un scrutin aussi contesté et controversé que le référendum du 25 juillet dernier qui a détrôné la Constitution de 2014 au profit de celle écrite par Kaïs Saïed en fonction de sa propre vision de la démocratie et de sa place trônant au sommet de l’Etat.
Contrairement à ses farouches détracteurs, la plupart des Tunisiens, y compris dans l’élite politique, croient en la bonne foi de Kaïs Saïed et à sa ferme volonté de débarrasser la Tunisie de la corruption rampante et de tous les dangers qui menacent sa souveraineté et sa stabilité. Sauf que ces Tunisiens sont à bout de patience et à bout de souffle, d’autant que les horizons économiques sont de plus en plus flous en raison d’une guerre économique mondiale sous-jacente au conflit russo-ukrainien, que la tension sociale est à son paroxysme et que la crise politique s’enlise.
Le 17 décembre prochain, un autre parlement sera élu mais personne ne veut parier sur sa capacité à pouvoir changer les choses en mieux. La Constitution de 2022 lui a déjà limité ses prérogatives législatives en donnant la priorité à l’examen des projets de loi émanant de la présidence de la République. Finalement, ils n’ont pas tort ceux qui pensent que toutes ces graves affaires politico-financières, qui éclatent et s’éteignent sans aboutir à rien, ne sont que des diversions destinées à détourner les Tunisiens de leurs problèmes quotidiens grandissants, de leurs bourses qui se vident inexorablement et de leurs espoirs de lendemains meilleurs qui s’estompent.
Pourvu qu’ils aient tort parce que les Tunisiens, eux, sont arrivés au bout du rouleau et qu’ils ont le sentiment d’être livrés à eux-mêmes.
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