Pourrait-on pour une fois, parler d’un sujet grave qui s’est imposé à nous ces derniers jours ? Cela redonnerait un sens à ces débats incongrus sur la fameuse conception victimaire et culpabilisatrice, qui ne connaît des rapports que l’opposition pouvoir/liberté, soulignant, une fois encore, la grande pitié de notre classe politique et médiatique. Voilà, pour commencer, deux questions parfaitement rhétoriques. La première : sur les ruines d’une décennie d’injustice, est-il possible de voir naître un nouveau pouvoir plus juste et plus démocratique ? La deuxième : comment mener le combat pour la justice contre ceux qui ont intérêt à la contourner ?
En pleine crise politique, économique et sociale qui requiert unité et responsabilité, le pouvoir a pris le risque de déclencher une tempête orageuse à propos de la complexification des rapports entre justice et libertés. L’idée n’est pas absurde. Puisque le principal reproche des mécontents, ces dernières années, serait de ne pas laisser la justice trouver sa vraie place, ni servante ni maîtresse, dans cette jeune et vulnérable démocratie. Les conséquences de cet «ardent désir» de voir les terroristes et les suceurs de sang, voraces et immoraux, courir les tribunes et les plateaux radiophoniques et télévisés en toute impunité, malgré la gravité des faits incriminés, sont alarmantes pour un peuple encore marqué par les assassinats de plusieurs leaders politiques. La plupart des Tunisiens ont vécu cela comme un désastre, un tsunami qui a aboli les valeurs et emporté les repères de la «révolution». C’est donc légitime d’accuser, en premier lieu, les gouvernements des islamistes et leurs idiots utiles qui ont fait de l’impunité une «politique de gouvernance», par idéologie ou par intérêt, pendant une terrible décennie, compliquant la mise en œuvre d’une justice indépendante et plus efficace. Légitime aussi de pointer le court-termisme des élites intellectuelles et médiatiques bien trop passives. Tout le monde connaît parfaitement la complaisance, voire l’aveuglement de ces derniers envers le pouvoir islamiste. Ce comportement éhonté reste comme le symbole du haut degré de chaos qu’a atteint la situation générale dans le pays. On oublie souvent que la responsabilité politique ne constitue en rien un régime d’impunité, à fortiori pour des actes sans lien avec les droits et les libertés, et n’interdit nullement qu’une poursuite soit ordonnée. Malheureusement, quand ils sont pris dans des filets judiciaires, hommes et femmes politiques crient invariablement au complot ourdi contre leurs droits fondamentaux. À ce jeu de défense, les tribuns excellent ! Seraient-ils un brin schizophrènes face à cette justice dont ils se défient jusqu’à ce qu’ils soient confrontés ?
Il faut reconnaître que la justice se trouve aujourd’hui au cœur de la crise de notre démocratie. Entre les principes démocratiques, les difficultés juridiques, l’impunité et les réticences politiques, l’équation est devenue redoutable. Opposer la justice et l’État de droit aux libertés revient à créer l’anarchie, l’anarchie même sur laquelle repose la façon dont meurent les nations. Étant donné le contexte dans lequel on se situe, qui est celui d’une pression très forte sur le principe même de l’État de droit, ce n’est pourtant pas un petit mérite de rappeler à quel point les Tunisiens avaient raison d’y être attachés, et combien ils perdraient en échouant à le défendre.
Enfin, pour nouer avec la raison, les responsables politiques, au pouvoir et à l’opposition, doivent casser la dynamique de la haine, en donnant confiance aux citoyens et en rétablissant la paix civile et la sécurité dans le respect d›une justice indépendante et souveraine.
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