«Quis custodiet ipsos custodes ? » – mais qui gardera ces gardiens ? La question, posée au premier siècle de notre ère par le poète romain Juvénal, est encore d’actualité. Et notamment à la lumière de l’affaire dite « Gategate », cet incident peu édifiant que j’avais relaté dans ces colonnes un an auparavant. Pour ceux qui l’auraient oublié, récapitulons.
Le 19 septembre 2013, en quittant les bureaux du premier ministre à Downing Street, le président du groupe conservateur au parlement britannique, Andrew Mitchell, aurait arrosé d’obscénités les policiers en faction devant le portail qui ferme la rue à la circulation, parce qu’ils refusaient de l’ouvrir pour le laisser passer à vélo, l’obligeant de passer par le portillon réservé aux piétons. Les agents étant restés inflexibles malgré la grosse colère du député, ce dernier leur aurait lancé en descendant enfin de son vélo pour le pousser : « Vous ferez mieux de rester à votre putain de place ! Ce n’est pas vous qui dirigez ce putain de gouvernement ! Enculés de prolos ! » Ou, en version originale, « fucking plebs », expression empreinte d’un mépris de classe qui a scandalisé l’opinion publique plus encore que sa vulgarité.
L’appellation « Gategate » (calquée sur la célèbre affaire Watergate) a d’ailleurs vite été abandonnée par les médias au profit du signifiant « Plebgate », beaucoup plus parlant. Se trouvant dans une position intenable, Andrew Mitchell a été contraint à la démission.
Sauf qu’il s’avère que les choses ne se sont pas passées tout à fait de cette manière. S’il y a bien eu une brève altercation entre Mitchell et les policiers aux portes de Downing Street, il semblerait que le député n’a à aucun moment prononcé le mot « pleb » ni sommé les agents en faction à « rester à leur place ». Le compte-rendu dans le carnet des policiers présents ce jour-là aurait été falsifié. Les enregistrements de caméras de vidéosurveillance semblent dédouaner Mitchell, et un « passant » qui avait livré « spontanément » un témoignage qui validait la version de la police a été démasqué par la suite comme étant un policier à la retraite, qui n’était pas présent lors de l’incident. In fine, il semblerait que toute l’affaire a été montée par des membres de l’association des agents de police, excédés par les coupes budgétaires dont la police a été victime.
Puisque nous avons dans un premier temps relayé l’affaire dans sa version initiale, une mise au point s’imposait ne serait-ce que par souci de déontologie. Mais l’intérêt de l’affaire et de ses derniers rebondissements va plus loin encore. Dans l’International New York Times, le journaliste britannique conservateur Matthew d’Ancona en explique les ramifications :
Ce qui a commencé comme une altercation verbale entre un ministre et un agent de la police aux portes de Downing Street a dégénéré en une crise institutionnelle et a débouché sur une chose que jamais je ne me serais imaginé : un gouvernement conservateur qui se fâche avec la police.
La Grande Bretagne exprime son identité nationale par des institutions et des traditions politiques, plutôt que dans une constitution écrite ou un « Bill of Rights ». La monarchie et le service public de santé sont les expressions de certains aspects irréductibles de l’identité britannique. Il en va de même de la police […]. C’est pourquoi cette affaire n’est pas seulement le récit d’une intrigue politique mais aussi le révélateur d’une crise sociétale.
[ … ]
Ce qui rend si remarquable ce scandale aux multiples rebondissements […] c’est le spectacle de la ministre de l’Intérieur Theresa May et le premier ministre lui-même exigeant que la police présente des excuses à leur collègue conservateur.
Pour mesurer combien ces scènes sont inaccoutumées, il faut avoir présent à l’esprit que la relation entre la police et les Conservateurs, qui se veulent le parti de l’ordre, a traditionnellement été des plus étroites. A la moindre controverse, le premier réflexe des Conservateurs a toujours été de chanter les louanges de ces braves « bobbies » qui constituent « notre première ligne de défense ».
Cette relation a même semblé un peu trop étroite par moment. Pendant la période de fortes tensions politiques qu’étaient les années ‘80, par exemple, les policiers qui se sont attaqués au militants syndicaux – parfois de manière sanglante – ont fini par être considérés dans certains milieux comme les troupes de choc du thatchérisme.
L’affaire Mitchell symbolise un changement significatif dans cette relation. Des députés de droite n’hésitent plus à dénoncer publiquement un échec «systémique» de la police – un revirement qui aurait été impensable il y a quelques années à peine. Si M. Cameron et ses principaux collaborateurs s’en prennent désormais à la police et y trouvent leur compte, c’est que l’opinion publique a changé, à cause de toute une série de scandales. [ … ] Selon un sondage publié l’année dernière, la proportion de la population qui fait confiance aux commandants de la police est tombée à 49%, contre 72% en 2003. […]
Presque tous les piliers institutionnels de la Grande-Bretagne tremblent en même temps. Le parlement n’est pas encore remis du scandale des faux frais des députés qui a éclaté en 2009, ni la City de sa crise financière en 2007-08, ni la BBC des révélations au sujet du pédophile ultra-récidiviste qu’était son ancien animateur star Jimmy Savile, ni la presse en général de la controverse sans fin sur le piratage téléphonique. Désormais, la police se joint à l’inventaire. Pour dire les choses crûment : si l’un des hommes les plus puissants du pays peut se retrouver victime d’une machination des flics, qui peut se sentir en sécurité ?
Il y a un an, l’affaire Mitchell était perçue comme un cas particulièrement gênant de snobisme à l’ancienne. Finalement, il n’en était rien : le ministre à vélo a été victime d’un coup monté. Pire encore : en remontant cette piste, nous arrivons à la preuve définitive que M. Cameron […] se trouve à la tête d’un pays en proie à une névrose institutionnelle.
La ministre de l’Intérieur s’est engagée à augmenter, dès l’année prochaine, les ressources et les pouvoirs de l’Independent Police Complaints Commission, sorte de bureau de réclamations de la police, pour en faire une véritable « police des polices ». En attendant, la mesure phare de la ministre – qui ne s’éloigne pas tant que ça des vieux réflexes conservateurs, quoi qu’en dise Matthew d’Ancona – est un nouveau « code de déontologie » de la police dont la rédaction est confiée à … l’académie nationale de la police. Dans The Guardian, Marina Hinds rit jaune :
Vive le nouveau code de déontologie de la police ! Ce code auto-parodique, qui expliquera aux flics qu’ils doivent obéir à la loi et ne pas dire des mensonges, ni se « pointer » au travail sous l’influence de drogues illicites, etc. Si seulement ils avaient su, ils auraient pu éviter tant d’erreurs, commises en toute bonne foi ! Et les Conservateurs ne se seraient pas faits voler leur si touchante innocence à leur propos.
Et la journaliste du quotidien de centre gauche – bien consciente qu’une partie de la réponse à la question posée par Juvénal n’est autre qu’une presse libre et indépendante – de proposer avec ironie un article à inclure dans le nouveau code de déontologie :
Chaque fois qu’une chroniqueuse a la témérité d’écrire quelque chose de critique sur la police, assurez vous systématiquement qu’au moins une ou deux personnes se présentant comme des policiers en exercice lui adressent des e-mails intimidants au sujet de son article, lui laissant tout le loisir de réfléchir à la question de qui, théoriquement, pourrait bien recevoir sa plainte.
Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)