Une enquête de Ridha Lahmar
Parmi les dossiers les plus brûlants dans la conjoncture actuelle figure en bonne place celui de l’inflation galopante qui sévit dans le pays notamment celle qui frappe l’alimentation quotidienne de la population.
Cette flambée des prix a engendré la régression sensible du pouvoir d’achat, elle est à l’origine des multiples revendications sociales à travers le pays.
Après une légère accalmie en 2014, l’inflation vient de reprendre en janvier 2015 avec 5,5%.
Quelle ampleur ? Quelles sont les causes et les solutions ?
Selon le ministère du Commerce, 90% des prix des produits commercialisés sur les marchés sont libres. Ils sont fixés par le libre jeu de la concurrence et de l’équilibre entre offre et demande.
Seuls les prix de certains produits de base sont homologués par l’Administration, car ils sont plus ou moins compensés par l’État : pain, pâtes, sucre, café, lait, zit El hakem,….
Il y a des produits sous surveillance, en ce sens que l’État a fixé une marge bénéficiaire maximale au niveau du commerce de détail, mais le prix au niveau du marché de gros ou de l’industriel reste libre. Ce qui ne protège pas tellement le consommateur. Mieux que cela : le prix du poisson est fixé à la criée : aux enchères. C’est le consommateur qui trinque.
Autant dire que ce sont les intermédiaires qui remportent le gros lot. Pour les produits industriels, la base de fixation des prix est souvent le prix de revient du produit augmenté d’une marge bénéficiaire, généralement limitée par les prix de la concurrence.
Mais pour les fruits et légumes, c’est la confrontation de l’offre et de la demande qui provoque la libre fixation des prix entre le vendeur et l’acheteur, en raison du caractère périssable des produits agricoles : durée de vie limitée à 48 heures sinon perte de fraîcheur sauf conservation frigorifique qui suppose coût supplémentaire et logistique sous peine de détérioration sensible de la qualité sinon risque pour la santé.
Janvier 2015 : la flambée des prix repart de plus belle
L’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement en janvier 2015 a été “saluée” par une envolée sans précédent des prix.
En effet, selon l’INS l’indice des légumes a enregistré une augmentation de 23,6% entre décembre 2014 et janvier 2015. Les fruits et les fruits secs ont progressé de 9%, le café de 12,2%, les boissons de 6,9%, les huiles alimentaires de 5,7%, les boissons gazeuses et les jus de fruits de 4,6%, les prix des poissons de 4,1%.
Quant aux prix des vêtements et chaussures, ils ont augmenté de 7,5% alors que ceux du logement et de l’énergie ont progressé de 4,9%, tandis que le prix du mobilier et de l’équipement électro-ménager a augmenté de 5%. Enfin le tabac et les boissons alcoolisées ont augmenté de 9,7%.
Le groupe alimentation et boissons ayant augmenté de façon sensible soit 7% en un seul mois.
L’indice global des prix à la consommation ayant progressé de 5,5%. C’est le retour à l’inflation galopante.
D’autres rubriques de prix ont également enregistré des records, c’est ainsi que restaurants et hôtels ont augmenté de 8,9% tandis que la rubrique divers produits et services a enregistré une augmentation de 5,6% en un seul mois, celui de janvier 2015.
Indice des prix : une croissance de 30% en quatre ans
Durant la décennie 2000-2010 le taux d’inflation moyen a été de 3% par an, suffisant pour stimuler l’investissement sans pour autant ruiner le pouvoir d’achat alors que les salaires augmentaient de l’ordre de 5% par an, ce qui a permis à la classe moyenne de trouver un équilibre relatif quant à son niveau de vie.
Depuis le 14 janvier 2011, la perte d’autorité de l’État a engendré une régression sensible des services de contrôle et une poussée sans précédent de la spéculation, de la contrebande et de la fraude. Résultat : une inflation galopante et un effondrement du pouvoir d’achat. L’équilibre entre prix et salaires a été rompu d’autant plus que les salaires n’ont pas suivi la courbe inflationniste.
En effet, d’après les statistiques officielles de l’INS établies selon des standards internationaux et des normes scientifiques, l’inflation a enregistré un taux annuel moyen de 6% durant les quatre années écoulées. Ce qui, s’est soldé, finalement au bout de ces quatre années, par une inflation de 28 à 30% au total.
Actualisation et amélioration des instruments statistiques
Hédi Saïdi, Directeur général de l’INS affirme, au cours de l’entretien qu’il nous a accordé, que le taux d’inflation de l’INS est établi de façon scientifique et précise à travers les enquêtes et les recensements. Il reflète la flambée réelle des prix sur le marché jusqu’à un certain point, difficile à établir, car cela dépend de la structure des dépenses de chaque ménage et de la catégorie sociale à laquelle appartient le consommateur. En effet, si le consommateur est amateur de fruits et légumes, il subit de plein fouet la hausse des prix car la spéculation touche plus fortement ce groupe de produits.
Les classes défavorisées sont plus sensibles à la flambée des prix des produits alimentaires car leur budget alimentation absorbe la moitié sinon plus de leurs dépenses. Par contre, la classe moyenne est plus sensible à la hausse des prix du logement et de l’énergie, car elle consacre plus de la moitié de son budget au logement et au transport par voiture personnelle.
Les classes défavorisées sont plus sensibles aux prix des viandes blanches, tandis que les classes moyennes sont plus préoccupées par l’envolée des prix du veau et de l’agneau qui ont dépassé les 25D le kg.
L’INS applique toujours des coefficients de pondération pour corriger les effets de saisonnalité.
Le panier de la ménagère comporte 1030 produits et services, il est en cours d’actualisation en vue de l’enquête nationale sur la consommation des ménages qui aura lieu durant un an, à cheval sur 2015 et 2016. L’échantillon de base sera celui de l’enquête de 2010 et non plus 2005.
Cette enquête qui portait sur 13500 ménages en 2010 portera sur 24.000 cette année, il s’agit d’un échantillon représentatif qui concernera toutes les délégations et les 24 gouvernorats du pays : grandes surfaces, souks hebdomadaires, marchés municipaux, petits commerçants.
Un décalage profond entre le ressenti et l’indice
Elyes Asmi, directeur central de la conjoncture à l’INS reconnaît, pour sa part, qu’il y a effectivement une grande différence entre l’inflation ressentie par le consommateur lorsqu’il fait ses achats au marché et l’inflation telle qu’elle est précisée à travers l’indice des prix à la consommation annoncé par l’INS et portant sur les différents produits et services utilisés par le consommateur. En effet, il y a une grande part de psychologie dans le ressenti de la hausse des prix, liée soit à la fréquence des achats de tel ou tel produit, au quartier où on fait ses achats, à la saisonnalité des produits agricoles…
Le prix de certains légumes comme le piment ou les tomates cultivées sous serre en plein hiver qui rôde autour, respectivement, de 3 D et 2 D le kg, ne peut être comparé à celui pratiqué en haute saison soit 1 D et 0,500 D le kg, car il s’agit de prix hors-saison.
Selon M. Asmi les causes de l’inflation sont multiples : il y a d’abord l’inflation importée qui a pour origine la baisse continuelle de la parité du dinar. Il y a aussi l’augmentation des coûts de production : énergie transport… Il faut dire aussi qu’il y a un engouement pour la consommation, ce qui provoque une augmentation de la demande par rapport à l’offre d’où une poussée inflationniste. Il y a lieu de remarquer que les nombreux libyens qui vivent parmi nous ont engendré un pic de consommation très sensible.
En outre, l’anarchie qui règne dans les circuits de commercialisation des fruits et légumes est de nature à faire flamber les prix surtout que ces circuits sont mis à profit par les barons de la spéculation pour organiser la pénurie donc provoquer une hausse vertigineuse.
C’est la flambée des prix de certains légumes de base indispensables dans l’alimentation qui génère la sensation de hausse vertigineuse du coût de la vie, tels les oignons qui ont grimpé jusqu’à 1,800 D le kg, ou celui de la pomme de terre qui a dépassé les 1,500D le kg. Les autres articles tels le piment, les tomates et les carottes ont suivis.
Défaillances des mécanismes de régulation du marché
L’entretien que M. Mohamed Zarrouk président de l’ODC a bien voulu nous accorder a été riche en révélations et en propositions et passionnant de bout en bout.
Nous avons abordé aussi bien les causes structurelles que les motifs conjoncturels de l’inflation ainsi que l’inventaire des mesures susceptibles sinon de mettre fin à la flambée, du moins de calmer cette inflation galopante.
Interlocuteur du ministère du Commerce, de l’UTAP et du FMI, l’ODC assume un rôle de premier plan face à des enjeux de grande envergure : les profits astronomiques engrangés par les barons de la spéculation répartis par secteur d’activité et par région.
Le président de l’ODC pense qu’il y a un décalage profond entre les salaires et les prix dans notre pays. Il pense par ailleurs que les coûts élevés de la viande, du lait et d’autres produits agricoles et qui sont peu compétitifs ne doivent pas servir de référence pour la fixation des prix de vente et être imposés ainsi au consommateur
En effet, le consommateur n’a pas à prendre à sa charge les faibles rendements, la qualité parfois douteuse des produits agricoles et les prix élevés qui découlent de la spéculation des intermédiaires.
C’est l’État qui doit corriger les défaillances des instruments de régulation du marché. Il doit protéger le consommateur contre les abus et les excès des intermédiaires.
Les abus en matière de prix, selon l’ODC, ne portent pas seulement sur les produits alimentaires, mais aussi sur le prix du logement, le coût du transport ainsi que sur le prix des soins médicaux et des services de santé.
Zarrouk est favorable à la révision de la compensation pour qu’elle bénéficie uniquement à ceux qui en ont vraiment besoin. L’ODC pense que ce sont surtout les institutions étatiques et sociétés nationales qui bénéficient de la compensation comme la STEG.
L’ODC s’inquiète de l’effondrement du pouvoir d’achat des 400.000 Tunisiens qui vivent avec des salaires mensuels inférieurs à 400 D. Le président de l’ODC trouve, à juste titre, que la pression fiscale de 22% est trop forte. Le standard international étant de 15%,; il convient d’actionner le levier fiscal pour le faire baisser, ce qui améliore le pouvoir d’achat du consommateur.
Les revendications légitimes de l’ODC
L’ODC revendique des indicateurs de prix plus fiables et un indice des prix qui porte sur les produits non homologués car, selon l’organisation, l’indice officiel ne reflète pas l’envolée réelle du coût de la vie.
L’ODC demande au gouvernement de prendre des engagements précis au niveau de l’inflation avec des objectifs clairs et des délais ponctuels, ce qui implique des actions en profondeur et des mesures strictes.
Il faut d’abord revoir la législation relative aux prix qui devrait être pénale pour être efficace car les fraudes en matière de contrôle économique qui n’engendrent que des amendes légères à payer ou des fermetures provisoires ne sont ni efficaces ni dissuasives.
Il faut des sanctions sévères pour décourager les fraudeurs car il s’agit de véritables crimes.
Ensuite le dispositif de contrôle est nettement insuffisant en ressources humaines et en équipements et matériel de déplacement. Il n’y a que 700 agents de contrôle dans tout le pays dont seulement 500 sur le terrain.
Or il faudrait tripler ce chiffre car il y a 400.000 points de vente dans le pays à contrôler, sans compter le secteur informel qui est indénombrable car il s’agit souvent de vendeurs mobiles, sans adresse fixe. Les contrôleurs doivent être formés correctement et bénéficier d’une protection.
Les fraudeurs doivent passer en justice. Le nouveau gouvernement doit faire preuve d’une ferme volonté politique de mettre de l’ordre dans les circuits commerciaux qui sont anarchiques vu que le marché de gros de Tunis ne reçoit que 40% des 4 millions de tonnes de la production agricole annuelle destinée à la vente au détail sur les marchés.
La non-confrontation physique de l’offre en fruits et légumes au marché de gros avec la demande est un motif majeur de la hausse des prix.
L’ODC pense que les marchands de légumes et fruits, qui achètent sur pied les récoltes chez les paysans, paient cash à un prix dérisoire les denrées agricoles pour les emporter sur leurs propres camions afin de les stocker dans leurs chambres froides ou dépôts, provoquent les pénuries afin de faire flamber les prix sur le marché.
Zarrouk propose l’élaboration d’une cartographie des chambres froides et dépôts pour demander à la justice le droit de les perquisitionner en cas de spéculation et de pénurie sur le marché. L’ODC assume un rôle essentiel en matière de protection du consommateur, à ce titre, elle mérite un financement public pour préserver son indépendance, comme d’autres organisations nationales. Ce qui n’est pas le cas actuellement.
Les marchés de gros : un corporatisme exacerbé
Le marché de gros de Bir Kassaa est un État dans l’État, il y règne une “anarchie organisée” avec une répartition des rôles entre la SOTUMAG, les manutentionnaires, les mandataires et leurs secrétaires.
Les choses ont très peu évolué depuis quarante ans : les chariots ont remplacé le transport à dos d’homme et les reçus ont été informatisés. Les mandataires qui, à l’origine, représentaient les producteurs agricoles, travaillent maintenant pour leur propre compte, ils font et défont les prix à leur guise et font monter les enchères puisqu’ils se rémunèrent selon le pourcentage, ils encaissent 5% du montant des transactions. Les manutentionnaires, organisés en coopérative, encaissent 3% sur le compte du vendeur et 3% sur le compte de l’acheteur soit 6% en tout. La gestion de cette coopérative prête le flanc aux critiques puisque le nombre de salaires distribués dépasserait le nombre des actifs selon des témoignages.
La mairie de Tunis ainsi que la recette des impôts trouvent leurs comptes avec le paiement des taxes. Toujours est-il que le prix est majoré de 50% environ entre le gros et le détail dont 20% de marge pour le détaillant y compris les frais de transport.
Aucune traçabilité des produits, pas de calibrage des fruits ni conditionnement, à peine s’il y a un contrôle d’hygiène pour les poissons.
Le coulage et les déperditions de produits agricoles entre les marchés de gros et de détail et à l’intérieur du marché fluctuent autour de 10% : c’est énorme. Les chapardages et les vols sont courants et tous les mandataires rentrent chez eux tous les jours avec de gros couffins remplis ras-le- bord sans débourser un seul dinar ! C’est le consommateur qui paie la facture.
Qui réformera le marché de gros ? La bataille semble dure à engager.
Une déclaration d’intention timide
Le mercredi 4 février lors de son investiture à l’ARP, le chef du gouvernement a réservé une déclaration timide à la lutte contre l’inflation.
Il a déclaré en substance “la nécessité de lutter contre la spéculation et le monopole en prenant des dispositions à même de maîtriser les prix pour préserver le pouvoir d’achat du citoyen outre l’organisation du marché et l’intensification du contrôle économique. Le programme gouvernemental cible à mettre en place des objectifs à réaliser progressivement en matière de production, de distribution et d’approvisionnement des produits de grande consommation et ce en coordination avec les structures professionnelles”.
Il n’y a donc pas d’engagements fermes ni d’objectifs précis et encore moins un calendrier à respecter dans le cadre des 100 jours.