Il s’en est fallu d’un rien pour que la liste bien fournie des fluides haineux ne s’allonge encore un peu plus, en cette période de désarroi. Que le pays soit devenu une machine à fabriquer de l’inégalité, des privilèges, des riches de toutes sortes sur fond de prédation et de vampirisme, loin d’en disconvenir, j’en fais le sujet de mes chroniques dans cette rubrique. Mais la vérité ne peut s’écrire avec la plume du cynisme, trempée dans l’encrier de la haine. Diaboliser les hommes d’affaires sur une simple présomption dans un pays aussi éruptif que le nôtre, émane d’une manipulation sauvage qui ferait planer une véritable menace sur notre vulnérable société. Éminemment populiste, cette manipulation ne doit laisser personne indifférent. L’Histoire nous raconte, dans ses épisodes les plus dramatiques, qu’elle est terrible, car elle éteint tout espoir de redressement et risque de fracturer irrémédiablement l’espace commun. Sans sombrer dans un «humanisme béat». Est-ce cette sensibilité au pouvoir de l’argent, auquel il faut résister, qui a fait basculer plusieurs citoyens du côté du populisme, avec ses zones d’ombres et sa doctrine instable et versatile, sujette aux caprices des foules, dans laquelle mécontents et arrivistes règnent en maîtres ? La controverse reste cependant vive. Au lieu d’en appeler à la raison pour préserver les principes fondamentaux de l’unité nationale, on défend des intérêts étriqués, sur fond d’incivisme et d’irrespect, en cherchant les faveurs des plus larges franges de la population «d’en bas». Cette très dangereuse pratique accentue les divisions entre les couches sociales. Elle dresse l’une contre l’autre plusieurs camps qui, dans notre société déjà fragmentée à l’excès, deviennent irréconciliables. Il faut revenir aux sources de cette haine, qui prospère, car elle jouit d’un terreau favorable et d’un outil. Le terreau, c’est la pauvreté endémique, l’outil, le discours populiste qui contribue à faire circuler les haines de la pire espèce, en toute impunité, sur les réseaux sociaux. Des haines banalisées contre les riches, voire les hommes d’affaires, éternels boucs émissaires en temps de crise et de conspirationnisme débridé.
Il va sans dire que de tout temps, la prédation, le vampirisme et l’ambition démesurée ont conduit des hommes et des femmes à prélever sur d’autres les ressources nécessaires pour augmenter illégalement leurs fortunes et asseoir leur pouvoir. Ce spectre hante les Tunisiens. Mais il ne faut jamais mettre tous les riches dans le même panier en jetant le bébé avec l’eau du bain. Car, dans ce cas, surgit un autre vampire, celui du populisme avec le plein pouvoir, pour se couler dans tout le corps de la société des pauvres, mêlant l’émotionnel de souffrances coalisées (pauvreté, exploitation, domination, humiliation) et le dogmatique ressort de l’arrivisme.
La vocation première d’un Etat est de protéger tous les citoyens, non seulement des risques qu’ils encourent, mais de tout ce qui, de près ou de loin, est dangereux et destructif. Il doit convaincre que l’âpreté au gain de chaque individu est le meilleur ressort de la réussite collective. «Quand la marée monte, elle soulève tous les bateaux», disaient nos ancêtres les Carthaginois.
D’ailleurs, la question qu’on doit poser urgemment est justement celle-ci : qui au juste, sont les vampiristes dans notre pays ? Et la réponse est, bien sûr, troublante et polémique. L’accusé pointé du doigt par les populistes n’est pas tant ces riches diabolisés, ni leur manière de gérer leurs fortunes, mais cette caste de mafieux qui pervertissent le système administratif, économique et social pour bloquer les réformes susceptibles de leur nuire.
La voie est, malheureusement, étroite et nous manquons cruellement d’idées directrices partagées collectivement. Pourtant, le bonheur des riches peut faire le bonheur des pauvres.
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