Décerné à Narges Mohammadi, le prix Nobel de la paix soutient la résistance opposée par les Iraniennes à l’oppression des femmes. A ce titre, l’épisode contestataire intègre « la grande transformation » planétaire par laquelle Polanyi désigne la transition vers la modernité. Or, au fil de cet ample procès révolutionnaire, intervenait le passage de l’état sauvage à la codification des rapports construits entre les sexes par l’entremise du mariage.
Mais en dépit de cette profonde rupture historique, l’héritage du lointain passé continue à opérer.
Le monde social coutumier a partie liée avec le mariage arrangé. Le mariage d’amour cligne vers la modernité. De ce clivage provient le combat pour l’égalité. Malgré les remises en cause ultérieures, « les grandes lois de septembre 1792 sur l’état civil et le divorce traitent à égalité les deux époux et établissent entre eux la symétrie la plus stricte », écrit Elisabeth G. Sledziewski.Au 19e siècle, George Sand pourfend les viols commis durant les nuits de noces. Parfois, une lecture peut revivifier l’observation remémorée.
Au temps de mes dix ans, j’assistai au mariage célébré par des voisins et amis bien aimés. Leur fille aînée portait les habits de la gaité mais je la surprends, seule, en train de pleurer. Depuis nos jeux d’enfants et nos baignades à Saint Germain où je suis né, l’affection et la familiarité nous unissaient.Bouleversé par ses larmes, je lui demande : « Mais pourquoi pleures-tu ? » Elle répond : « Je ne l’aime pas ». L’expression lapidaire soulève mon exaspération et ma colère. Naïf, je cours vers ma mère et mes tantes réunies et leur dis : « Ele pleure, elle ne l’aime pas. Il faut tout annuler ! ».
Les yeux ronds me réprimandent et me recommandent, à l’unisson, de raison garder. Je ne pouvais que me taire et me résigner. La drôle de nuit préfigurait le divorce intervenu peu après. Depuis, et malgré huit décennies passées, une défiance ne quitte plus mon esprit. L’allégresse affichée lors des manifestations festives, cache peut-être la pire détresse, et les codifications imposées maquillent, parfois, la vulgarité. De nos jours, la crise accompagne la chronique du harcèlement et des viols à répétition. Le mariage à l’ancienne excluait le droit des personnes à disposer d’elles-mêmes. Dans ces conditions, le CSP marque la césure assénée entre l’ancienne société et la modernité. Cependant, la persistance des viols et leur profilération attestent le décalage survenu entre les réglementations novatrices et les pratiques dévastatrices. La violence physique rejaillit sur les dispositions psychiques, et une fois traumatisée, la violée de la nuit de noces peut adopter une distance radicale eu égard au mariage en général. Michel Onfray évoque « une violence ahurissante avec des victimes détruites pour toujours ». Mais avec ou sans pareille expérience malheureuse, le refus du mariage coutumier pointe vers l’anachronisme du machisme chez la génération éveillée. Dans l’un de mes papiers, j’avais signalé l’enquête menée à Saouaf où les jeunes filles affirmaient substituer au mariage l’accès au métier. L’une de leurs formations m’impressionnait : «Pourquoi passer de l’esclavage sous la tutelle des parents à l’esclavage du mariage. Je veux travailler, gagner de l’argent, acheter une voiture et aller où je veux sans avoir à en rendre compte à personne ».
Un fil d’Ariane relie les premières féministes occidentales telles Ohympe de gouge, Flora Tristan ou George Sand, et les actuelles insurgées iraniennes. Contre l’oppression millénaire, un souffle émancipateur balaie l’humanité entière. Voilà pourquoi, par-delà l’espace et le temps, les propos tenus par les écrivaines citées ont à voir avec les mots énoncés, aujourd’hui, à travers les campagnes de Tunisie. J’y vois le marqueur de l’universalité accoucheuse de la fraternité bien souvent bafouée. Mes interviewées n’utilisent guère le terme « féminisme », mais elles participent à ce courant d’idées monté à l’assaut de la misogynie.
Ma voisine fut traumatisée par les vestiges de l’ancienne société. Sa réaction par le divorce réfère à la résistance de toutes les femmes victimes de la muflerie masculine. Même à l’état latent, cette prise de conscience tend à modifier l’itinéraire de l’historicité. En outre, avec une mondialisation où « toutes les sociétés sont interdépendantes », les unes peuvent influencer les autres.
Aujourd’hui, l’accès des Tunisiennes aux responsabilités nargue la goujaterie de l’Afghanistan où la scolarisation des filles bute sur l’interdiction. Il n’y a pas de progression politique sans modification morale et psychique.
Ainsi, pour les enfants des paysans déracinés, l’attrait des grandes cités procure une promesse de liberté à l’instant même où la campagne embrigade la personnalité. L’éducation, la culture et l’instruction contribuent à l’émancipation. Avec son « projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes », Napoléon Bonaparte n’a rien à envier aux espèces d’enturbannées. A juste titre, Narges Mohammadi affronte l’étau serré par l’internationale militaro-islamiste. Elle adresse un message à portée mondialisée.
93