Par Souhir Lahiani*
De par la vitesse de son évolution, Internet assure l’apparition constante d’innovations. C’est ainsi que le philosophe et historien français Michel Serres voit dans cette époque la troisième transformation majeure de l’humanité, après celle de l’écriture, puis celle de l’impression avec Gutenberg qui a divisé par 200 le coût de reproduction du savoir (Serres, 2012).
Depuis l’avènement d’Internet, le mode de consommation de l’information a évolué. Un peu à la manière dont l’ont fait l’imprimé, la radio, la télévision ou le téléphone, il a modifié en profondeur nos sociétés et nos manières de vivre (Eisenstein, 1991, Flichy, 1991).
L’avènement d’Internet a également apporté des changements significatifs dans la manière dont la poésie est consommée, partagée et créée.
Doit-on voir en ces avancées un facteur de décadence ou d’évolution de la poésie ?
Internet a profondément influencé la façon dont la poésie est créée, partagée, consommée et appréciée, ouvrant de nouvelles opportunités tout en suscitant des réflexions sur la nature de la connexion entre l’art poétique et les nouveaux moyens technologiques.
La lutte pour le contrôle de ces technologies est devenue intense, surtout après qu’Internet est devenue accessible à tous grâce aux smartphones, tablettes et pc. Les réseaux socio-numériques, les médias sociaux, ou encore médias numériques, ces différents formats des plateformes digitales marquent notre vie quotidienne.
Le chercheur français Bruno Chaudet, avance la théorie que les industries de l’information-communication ont eu pour ambition dès leur origine, de capter le désir des publics. Alors que les machines industrielles, organisationnelles, sociales se développent pour construire une culture de masse, le désir en a été partie prenante, au titre de la représentation et de la production (Bruno Chaudet, 2021).
Selon le théoricien américain de la communication Robert T. Craig, le métadiscours pratique est intrinsèque à la pratique communicative. En d’autres termes, la communication n’est pas uniquement quelque chose que nous faisons, mais aussi une chose à laquelle nous nous référons réflexivement par des voies entremêlées à nos pratiques (Robert T. Craig).
Facteurs d’évolution
Internet et les réseaux socio-numériques offrent aux romanciers et poètes une nouvelle visibilité. Le public peut découvrir et lire des poèmes en ligne, explorer des anthologies, des blogs, des forums et des sites dédiés à la poésie du monde entier. Ce qui permet une diffusion plus large de la poésie, transcendant les frontières géographiques.
Un autre facteur important, le partage. Les plateformes digitales, les forums et les blogs ont créé des espaces où les poètes peuvent partager leurs propres créations, interagir (recevoir des retours à travers les commentaires) avec d’autres passionnés. Ce qui a favorisé l’émergence de communautés (virtuelles) dédiées à la poésie. Citons l’exemple du Forum de poésie et de littérature français : forumactif.com .
Nouveaux formats créatifs : Internet a ouvert de nouvelles possibilités pour la création poétique. La vidéo, l’audio et les médias socio-numériques sont utilisés pour présenter des poèmes d’une manière innovante, permettant aux poètes d’explorer différents formats et supports pour s’exprimer.
La poésie et les réseaux socio-numériques : une profonde révolution
À travers les âges, les poètes ont toujours cherché à communiquer via différents canaux, que ce soit à l’oral ou à l’écrit. Avec l’évolution de l’imprimerie, la communication s’est élargie. Les journaux et les magazines sont devenus des moyens importants par lesquels les poètes ont étendu leur réseau de communication, en parallèle avec la communication verbale directe à travers rencontres culturelles, festivals et rencontres poétiques. Avec l’apparition des médias audiovisuels, la communication avec le public est devenue plus large et plus efficace. Notons comme exemple la fameuse compétition «Prince des Poètes», diffusée par plusieurs chaînes de télévisions arabe. Cette émission a eu un impact important dans la promotion des poètes arabes. En France par exemple, après avoir longtemps méprisé les réseaux socio-numériques, les grandes maisons d’édition les investissent désormais pour attirer des lecteurs.
La crise des médias traditionnels a changé les stratégies de communication existantes. En effet, les éditeurs s’emparent des canaux numériques pour attirer davantage de lecteurs. Jean-Marc Levent, directeur commercial de l’éditeur Grasset, affirme : « Aujourd’hui, le paysage médiatique est tellement fragmenté qu’il faut être présent partout pour toucher le même nombre d’individus. » Dans ce contexte, la maison de Virginie Despentes, Bernard-Henri Lévy et Umberto Eco a créé en 2016, un emploi à temps plein pour gérer la communauté des lecteurs en ligne.
Les nouvelles plateformes socio-numériques ont représenté une profonde révolution et un changement radical dans la relation entre la poésie et la communication, voire dans les concepts d’écriture, de littérature, de formes et de genres de poésie, de méthodes de création et de réception.
Ces nouvelles plateformes socio-numériques ont contribué à la diffusion de la poésie et à l’élargissement de la communication entre les poètes et les lecteurs à travers les rencontres littéraires en ligne, les podcasts web, etc., augmentant ainsi, une visibilité plus large. Les dernières statistiques montrent plus de 3 milliards d’utilisateurs actifs mensuels sur le réseau social Facebook, soit 37,6% de la population mondiale active mensuellement sur ce réseau. L’utilisateur moyen passe 18h50 par mois sur Facebook, 99,6% des utilisateurs de Facebook sont également présents sur un autre réseau social.
Ces plateformes numériques ont permis aux poètes de publier leurs œuvres sur des milliers de sites web et de blogs, ainsi que dans les médias sociaux. De nouvelles voix de jeunes poètes ont vu le jour. Ces plateformes numériques ont permis aux lecteurs (public) d’interagir directement avec les poètes à travers des commentaires interactifs de lecture critiques. Ce public a désormais un rôle crucial dans la notoriété des poètes à travers des votes par exemple, ou le nombre de vues et/ou visites, devenus des indicateurs importants de succès et de large diffusion.
L’utilisation des nouveaux moyens digitaux pour la lecture, l’écriture et la représentation de la Poésie crée les conditions d’exploration de la relation entre les textes et les images (Barthes, 1988) et de la façon dont le son et l’image pourraient être mis en valeur afin d’aider à l’attribution du sens du texte.
La vidéopoésie-le vidéopoème, la LittéraTube : des formes innovantes de poésie numérique et de production littéraire audiovisuelle
Les nouvelles données et statistiques du fort taux d’engagement de la vidéo, ont encouragé les poètes à sortir de leur isolement et à s’engager dans le processus de communication interactif.
Après les sites et blogs des années 2000 et les réseaux sociaux au début des années 2010, les poètes et écrivain(e)s à l’échelle internationale investissent désormais l’espace YouTube par une production littéraire audiovisuelle. À la fois archive et laboratoire, YouTube favorise l’invention de nouvelles écritures à l’écran. De multiples traditions s’y croisent, du vidéopoème au journal et à la performance, exploitant les spécificités du support numérique.
La vidéo connaît un des plus forts taux d’engagement. Elle représente 90% du contenu le plus consommé à travers le monde et génère 30% d’interactions de plus que les photos. YouTube™ par exemple se place à la deuxième position des sites les plus visités au monde, en janvier 2023, avec 74,8 milliards de visites mensuelles.
De plus, grâce à la fonction de lecture automatique, la vidéo capte l’attention de l’utilisateur comme aucune autre forme de contenu.
Qu’est-ce que la vidéopoésie ?
La vidéopoésie consiste à utiliser la bande vidéo comme support du poème. Celui-ci est souvent écrit directement sur la bande, image par image. Le vidéopoème est alors une animation. L’auteur peut également filmer des manipulations de mots.
Dans tous les cas, la vidéopoésie est caractérisée par une temporalité propre du texte, différente de la temporalité qu’infère la lecture orale d’un texte. Elle diffère donc totalement des traditions orales et écrites. La vidéopoésie diffère également de l’art vidéo car elle possède ses propres règles, sa propre grammaire et sa sémantique. Elle s’inscrit dans la perspective ouverte par Mallarmé qui a transformé le texte en une « galaxie de signes » pour reprendre une expression d’Ernesto Manuel de Melo e Castro.
Le poète portugais de Melo e Castro invente la vidéopoésie en 1968. Son premier vidéopoème est Roda Lume. Le visuel est en noir et blanc, constitué de mots, pictogrammes et formes géométriques dessinés à la main puis filmés image par image.
Dans la littérature, on parle de nouvelles formes de vidéos, ce que le professeur de littérature française moderne et contemporaine Gilles Bonnet, appelle la « LittéraTube ».
Qu’est-ce que la LittéraTube ?
Selon Gilles Bonnet, c’est un corpus nouveau et en expansion constante, regroupant les expériences actuelles de vidéo-écriture, qui explorent un pan audiovisuel de la littérature qu’elles diffusent par Internet. Qu’il s’agisse de contenus nativement numériques et « YouTubéens», c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à la disposition d’un public d’internautes usagers du site, ou de contenus provenant d’autres médias (TV, radio, captations) et désormais remédiatisés, transférés sur la plateforme, au prix parfois de modifications et d’altérations éventuelles, de la qualité de l’image ou du son notamment.
Nouvelles technologies et Poésie : craintes et menaces
S’agit-il d’une (re)vitalisation ou une incompatibilité ?
Les avantages des nouvelles technologies sur la poésie, ne doivent pas masquer leurs aspects négatifs, comme le phénomène de « banalisation ». En effet, la quantité massive de contenu en ligne peut noyer les œuvres poétiques, les reléguant souvent à un statut de distraction parmi une multitude d’autres contenus. Ce qui peut diminuer leur impact émotionnel et artistique.
On note aussi d’autres menaces comme la fragmentation et la perte de profondeur : les formats courts et la rapidité des échanges en ligne peuvent encourager une forme de poésie plus concise, mais peuvent également restreindre la capacité des poètes à explorer des thèmes complexes en profondeur.
Parmi les autres menaces, on observe également la dépendance à la réaction instantanée : la quête de «likes» ou de partages peut influencer les choix artistiques des poètes, potentiellement compromettre leur authenticité et les amener à privilégier le contenu «viral» au détriment de la qualité artistique.
Aujourd’hui, personne ne peut nier que les médias sociaux ont largement contribué à corrompre le goût poétique et à perturber le paysage créatif en raison de la facilité de publication et de l’absence de contrôle sous toutes ses formes. Cela a entraîné un recul du pouvoir critique, une absence de normes artistiques, menant à une sorte d’indiscipline poétique et à une prédominance de la complaisance et de l’exagération. En outre, ces médias et réseaux socio-numériques ont imposé des conditions aux poètes dans leur style d’écriture, comme la brièveté, la concision, la facilité et la clarté, ainsi que l’utilisation d’autres médias tels que l’image et le son.
Ces conditions limitent la liberté créative et orientent l’écriture et la publication vers une esthétique populaire et « consumériste », souvent en contradiction avec ce que demande la créativité poétique en termes de profondeur de travail linguistique esthétique, de patience poétique, etc.
Ce qui a contribué à la dépréciation du contenu poétique circulant en ligne est que la plupart des grands poètes et personnalités refusent toujours d’utiliser ces nouveaux moyens et préfèrent communiquer avec les destinataires de manière traditionnelle, via la publication papier ou des événements en personne. Soit ils ignorent les technologies de communication modernes, soit ils les rejettent en raison du déclin de la qualité de la poésie en circulation.
Nouvelles réflexions
La poésie, tout comme avec les livres d’artistes qui la faisaient vivre sur les plus beaux papiers, peut aussi être valorisée par des outils numériques de qualité. Comme de véritables écrins pour le genre, les écrans ont aussi leur souffle particulier à apporter aux poèmes. Ce souffle peut notamment susciter de nouvelles réflexions sur la poésie, comme l’évoque la poétesse allemande Heike Fiedler en citant Nietzsche : les outils d’écriture façonnent l’esprit, ce qui dans le même temps amène les êtres humains à façonner d’autres outils qui offrent des possibilités qui vont modifier, voire bouleverser le domaine de la littérature.
L’écrivain suisse Alain Freudiger est catégorique : le passage au numérique inciterait l’auteur à non seulement se servir de la technologie pour créer de la nouveauté, mais aussi transformer l’outil lui-même, c’est-à-dire en faire «un matériau poétique en soi, plutôt qu’un simple outil de diffusion ou médium».
*Docteure en sciences de l’information et de la communication
1 Bruno Chaudet, « L’information-communication fait-elle partie des machines désirantes ? », Communication et organisation, 60 | 2021, 119-131.
2 La communication en tant que champ d’études, Communication Theory as a FieldRobert T. CraigTraduction de Johanne Saint-Charlesp. 1-42 https://doi.org/10.4000/communiquer.274
3 Forums Poésie, Littérature, Poésie | Art, Culture et Loisirs (forumactif.com)
4 Source : DataReportal
5 Nouvelles technologies et poésie ; Georgia Pantidou, Marita Paparoussi, Université de Thessalie
6 YouTube™ : statistiques complètes & chiffres clés 2023 (2022) • (proinfluent.com)
7 DE MELO E CASTRO Ernesto Manuel, « Videopoetry », Visible Language 30.2 ; New Media Poetry : PoeticInnovation and New Technologies, E. Kac (Ed.). Providence : Rhode Island school of design, 1996 : 139.
8 Gilles Bonnet. Qu’est-ce que la littératube ? Ou “URL & IRL sont sur un rond-point ”. Ceci est mon corps: la performance d’écrivain, Jan 2018, Montpellier, France.
9 En 2021, la plateforme « poesieromande.lyricalvalley.org » a lancé une enquête de réflexion sur la poésie et la technologie. Résultats de l’enquête disponible sur : Enquête 9 : poésie et technologie – Poésie romande (lyricalvalley.org)