Les feuilles mortes, en cette journée timidement ensoleillée d’automne 2014, se ramassent à la pelle dans les rues désertes de la ville de Jerach, établie autour du site de l’antique cité de Gérasa au royaume de Jordanie. Dans une salle de spectacle pluridisciplinaire, un jeune poète palestinien est venu chanter ses poèmes en langue anglaise. Il s’appelle Refaat Alareer, professeur de littérature anglaise à l’université de Gaza, tué le 7 décembre 2023 sous les bombardements de l’armée de l’occupation israélienne. Notre brève rencontre s’est transformée en une sincère amitié, qui s’était enrichie et consolidée au fil de nos rencontres virtuelles sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’un intellectuel militant avec tout ce que cette qualité comporte comme significations et dimensions. Il est doté de sérénité, de franchise et de perspicacité, ce qui m’amène, souvent, à relativiser mes positions à l’égard de l’intellectuel arabe.
Chez ce poète, qui a fait de la poésie son combat pour dénoncer l’occupation israélienne et attirer l’attention sur la situation désastreuse de son peuple, on peut constater la lueur d’espoir surgir du fond de l’abîme. Il affirme et réaffirme sans cesse que « la poésie sauvera la Palestine et toute l’humanité». Car ce qui se brise sur cette terre sainte, ce sont l’humanité et ses valeurs. Il évite de cingler ses adversaires de critiques acerbes, à la manière de certains esprits sectaires en Orient. Il les invite, au contraire, à croire en cette vertu de la poésie qui se manifeste dans l’effort pondéré à assurer la relation entre l’être humain et son histoire d’un côté, et entre l’histoire et l’humanité, d’un autre côté. Il ne s’est jamais senti dépaysé en chantant ses poèmes en langue anglaise, mais au contraire, il voit en cette langue un acquis tant convoité par les esprits libres. Ainsi, ne cherche-t-il point à faire de l’utilisateur d’une langue étrangère un fervent partisan de sa nation d’origine, comme le feraient d’autres. Toutes les langues sont, de son point de vue, des âmes de l’humanité dans leurs aspirations. En tant que poète, académicien et militant, Refaat Alareer ne conçoit la création que sous l’angle d’un patriotisme constructif qui ne vise, en définitive, que l’enrichissement de l’identité nationale. Le militantisme émancipateur est perverti dès qu’il est extirpé de son socle national identique et placé sous la coupe d’un courant religieusement ou idéologiquement chauvin et tronqué. Ce grand et courageux poète pense que la création, qu’elle soit littéraire ou artistique, est le meilleur moyen de combattre toutes les formes de résignation. C’est pour cette raison qu’il a refusé d’adhérer à des organisations endoctrinées. Car il est au-dessus des fronts de résistance pétitionnaires et des endoctrinements sectaires, à la recherche d’une légitimité hypothétique et utopique.
Dans ses poèmes, Refaat Alareer s’efforce de comprendre la transformation des victimes de l’Holocauste nazi en bourreaux jamais vraiment repentis. Les responsables au pouvoir dans le monde entier, et surtout en Occident «civilisé», ne peuvent pas dire : « Nous ne savons pas». Ils savent. Pire encore, ils tolèrent, justifient et soutiennent les crimes de guerre, la banalisation du supplice et ce permis de tuer qui dit aux bourreaux: « Vous avez non seulement le droit mais le devoir d’avoir votre part de ce sang palestinien sur les mains».
Les plus à plaindre dans cette perte de contrôle et dans cet affolement du système international, sont les lanceurs d’alerte, qui ont été systématiquement bâillonnés, ostracisés, calomniés. Heureusement, il y a la poésie qui transforme la douleur en idéal. Par ce fait, Refaat a toujours cherché à prouver que la conscience du peuple palestinien est encore en vie.
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