Il n’est pas besoin, en ces temps de radicalisation tous azimuts, d’avoir lu «Le Roi Lear», de Shakespeare, et de connaître les déboires de sa fille cadette Corelia, qui lui refuse le service qu’il attend d’elle, s’abaisser à jouer la flagorneuse, pour savoir que faire tranquillement triompher la liberté en échappant aux alliances est un exploit en soi. Faut-il rappeler que c’est éminemment actuel dans notre pays ?
Comment pourrons-nous promouvoir la liberté dans notre société si sa définition devient elle-même problématique ? Et pas seulement parce que les tendances radicales qui ont traversé notre société ces dernières années ont fini par nous rendre l’atmosphère suffocante. Plus profondément parce que nous touchons là à la notion même de liberté, celle qui n’a de sens que «si elle s’applique aux opinions qui nous répugnent», selon la formule de Noam Chomsky. En fait, les propos sur cette question ne cesseront jamais : une véritable «navigation» qui ne connaîtra pas de repos. C’est sans doute le sort de tous ceux qui redoutent la diversion et l’instrumentation et ce, en dépit de ce flot terrible de susceptibilités religieuses et idéologiques, surtout quand elles sont associées à des escalades.
Tout cela me conduit à examiner la question tant sous l’angle de la rationalité que celui de la civilité citoyenne. Car une société libre, c’est une société où on ne se soucie pas seulement de sa liberté propre, mais aussi de la liberté des autres, de ceux qui ne pensent pas comme moi. Sans entrer dans le tumulte de la théorisation, nous devons prendre conscience d’une réalité indéniable. C’est que l’être humain n’atteint ce qu’il y a de plus élevé et de meilleur en lui que dans l’état de liberté. Une liberté authentique qui permet d’échapper à l’enfermement dans des clans et des idéologies. Une affirmation qu’il existe une arène, celle de la citoyenneté où l’identité politique, religieuse et idéologique doit s’effacer derrière la liberté.
Il faut reconnaître que le débat d’idées dans notre société n’a plus bonne presse. L’heure est désormais aux «terroristes intellectuels», aux inquisiteurs de tous bords. Ceux qui s’opposent à la formule de «tout va bien», veulent la changer en «tout va mal» et vice-versa. C’est ainsi que l’on se retrouve prisonnier de la même logique. Car si la liberté n’est jamais un éloge exclusif, elle ne saurait être réduite non plus au dénigrement et à la diatribe. Il s’agit d’une confrontation qui converge nécessairement vers la réconciliation. Les attitudes dogmatiques et unilatérales constituent en fait une forme de persécution et d’exclusion volontaire de la raison. Elles relèvent de cet obscurantisme qui détruit l’humanité de l’être humain. Je m’étonne donc que certains «chantres» de la liberté croient que le vrai intellectuel ne serait édifiant qu’au cas où il substituerait la critique à l’éloge. Faut-il pour autant que nous abordions les faits avec un angélisme incandescent ?
La question est, de notre point de vue, une affaire de conviction en premier lieu, car il est impératif d’arrêter l’émergence d’une forme dangereuse de «dumping» intellectuel, qui consiste à limiter la liberté à ses mécanismes élémentaires et à lui substituer une approche réalisable fondée sur le droit, l’honnêteté et la distinction morale. Car bien que la vraie notion de liberté ne se soit pas encore largement manifestée dans notre société, on sait avec certitude qu’elle existe. La tâche des esprits libres est de transformer cet acquis en force dynamique qui initie les individus à la relativité de nos opinions, à la capacité d’écoute et à l’art de la controverse.
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