Dans la foulée de la dénonciation par le chef de l’Etat, Kaïs Saïed, du système de la sous-traitance et de l’emploi précaire le 14 février dernier, le gouvernement a annoncé, une dizaine de jours après, l’interdiction des contrats de sous-traitance dans le secteur public. Pourvu que cela puisse faire des émules dans le secteur privé et pour les activités informelles où le travail est non déclaré afin de relever ce nouveau défi économique et social.
Par Samy Chembah
Plus de nouveaux contrats de sous-traitance en vertu de la décision gouvernementale en date du 23 février 2024 et, corrélativement, annulation de toutes les mesures qui sont en contradiction avec cette décision, à commencer par la circulaire N°35 du 30 juillet 1999 relative à la sous-traitance dans l’administration et les établissements publics. Il s’agit là d’un engagement solennel de l’Exécutif politique tunisien pour en finir avec le travail « indécent » ou la précarité de l’emploi.
L’OIT (Organisation internationale du travail) définit le travail décent comme étant une approche combinée qui repose sur des piliers interdépendants, à savoir l’accès à un travail productif convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu du travail avec la protection sociale pour le salarié et sa famille, de meilleures perspectives de développement personnel et d’insertion sociale (comme le droit à la formation professionnelle et technique), la liberté pour les salariés d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur train de vie, et l’égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes.
En fait, cette décision de mettre un terme au système de sous-traitance dans le secteur public qui accorde aux employés des rémunérations ou des salaires modiques avec parfois des conditions de travail difficiles sans protection sociale, est susceptible de corriger ou plutôt de rééquilibrer le rapport de forces sur le marché de l’emploi entre employeurs et employés.
D’ailleurs, c’est la précarité financière qui explique la récente grogne de nombre de retraités en proie à une insécurité anxiogène, au regard de leurs maigres pensions, parfois en dessous du niveau du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti), qui ne peuvent leur garantir un niveau de vie digne après avoir investi les meilleures années de leur vie au labeur et à l’édification du pays.
La décision du gouvernement Hachani d’en finir avec ce système discriminatoire va, certes, dans le bon sens mais il faudrait être diligent dans l’application, c’est-à-dire que cet élan ne doit, en aucun cas, s’estomper par calcul ou par frilosité.
Il est à rappeler à ce propos qu’en 2017, le 21 juillet précisément, le gouvernement tunisien, représenté par le ministre des Affaires sociales de l’époque, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), a signé, à Genève, un mémorandum d’accord avec l’Organisation internationale du travail, dépendante de l’ONU (Organisation des Nations unies) représentée par le directeur général du Bureau international du travail (BIT), scellant un engagement ferme pour la mise en œuvre du programme « Pays de promotion du travail décent », intitulé « le contrat social, un exemple innovant de programme pays pour le travail décent pour la Tunisie 2017-2022 ».
Quel bilan peut-on tirer de ce programme? Mis à part la suppression du système de sous-traitance dans le secteur bancaire ou la régularisation, chaotique, de la situation des travailleurs de chantier, ou encore des avancées significatives dans l’égalité des genres ou dans la protection sociale, le système de la sous-traitance du travail et l’emploi précaire semblent toutefois avoir encore la peau dure sous nos cieux.
Peut-on accepter plus longtemps une telle différence de traitement entre les fonctionnaires alors que la politique de l’Etat est basée, selon son Exécutif, sur « la justice et l’équité », dans un pays ayant connu la Révolution de « la liberté et de la dignité » qui a suscité un historique « standing ovation » à la Chambre des représentants aux Etats-Unis d’Amérique et qui connaît, depuis le 25 juillet 2022, une nouvelle Constitution plus en rapport avec les objectifs de ladite révolution, notamment en ce qui concerne le propos, son article n°46 qui stipule que « tout citoyen et toute citoyenne ont droit au travail ? L’État prend les mesures nécessaires afin de le garantir sur la base de la compétence et de l’équité. Tout citoyen et toute citoyenne ont droit au travail dans des conditions décentes et à une juste rémunération ».
En clair, l’Etat s’engage à mettre en place la législation et les mesures nécessaires en vue d’assurer ces droits et surtout de favoriser des conditions de travail décentes en termes de rémunération, de temps de travail et de sécurité.
Un défi économique et social de plus
Mais il reste la question essentielle : a-t-on les moyens de notre ambition ?
La situation difficile des finances publiques permettra-t-elle à l’Etat de respecter cet engagement d’interdiction de nouveaux contrats de sous-traitance et d’emploi précaire dans le secteur public ?
Le fait de corréler les efforts étatiques de favoriser des conditions de travail décentes aux salariés du secteur public et l’élimination de toutes les formes d’emploi précaire avec la pérennité des institutions et établissements publics, peut sous-entendre non seulement la nécessité de créer un environnement stable et favorable pour les travailleurs et leur avenir professionnel mais également la possibilité que cela se fasse selon les moyens disponibles.
Mais qu’en est-il du secteur privé ? Pourra-t-il s’aligner sur cette norme du travail décent alors qu’une grande partie de ses acteurs n’ont pas encore digéré les retombées désastreuses de la pandémie du coronavirus en termes de déséquilibres financiers, de baisse de production et de pertes de marchés, d’autant que, c’est connu, les crises favorisent la précarité de l’emploi, ceci sans parler du secteur informel ou des activités où le travail reste non déclaré dans le but de se désengager des obligations fiscales et de sécurité sociale ?
Une interrogation qui vaut aussi pour le modèle de flexisécurité (combinaison des termes flexibilité et sécurité) appliqué dans nombre de pays, système qui a l’avantage d’atténuer le chômage, où les employeurs cherchent un surcroît de compétitivité à travers des contrats de travail temporaires et une facilitation des licenciements, mais tout en garantissant les droits des salariés à une rétribution juste et une protection sociale sous forme d’assurance maladie, de pension d’invalidité et de vieillesse et surtout d’indemnité de chômage sur une longue période en cas de congédiement.
Pour sa part, la RSE (Responsabilité sociale des entreprises), concept qui marque l’intégration volontaire par les firmes des enjeux sociaux et environnementaux dans leurs activités, accorde également une grande attention aux relations et conditions de travail en assurant « l’intégrité des collaborateurs » et en mettant à leur disposition les moyens nécessaires pour accomplir leur travail dans de bonnes conditions : protection de leur santé, sécurité et qualité de vie au travail, amélioration de leurs compétences et garantissement d’une rémunération équitable et transparente.
Deux précisions s’imposent cependant.
Tous les pays se doivent de ratifier cette norme du travail décent afin d’éviter toute concurrence déloyale. L’exacerbation de la concurrence sur le marché mondial fait que nombre de pays ne s’alignent pas sur cette norme afin de tirer des avantages concurrentiels, commerciaux ou économiques, sur les autres pays alors qu’ils ne font qu’exploiter leurs travailleurs !
Ensuite, l’approche du travail décent défendu par l’OIT, insiste également sur le fait que le travail en question se doit d’être significatif, « meaningful work » en anglais, en tant qu’activité qui a un impact sur le bien-être du salarié et surtout qu’il doit s’agir d’un travail productif. C’est dire qu’il faudra mettre également fin à toutes les formes d’emploi déguisé qui s’apparente à une distribution de salaire sans aucune contrepartie.
Pourquoi faut-il aller plus loin ?
Primo, la précarité de l’emploi ne constitue pas uniquement un problème pour les personnes directement touchées par ce phénomène mais représente également une entorse au marché du travail (inégalités), prolifère des revenus de fortune et répand la vulnérabilité et l’insécurité, occasionne une dilapidation des ressources humaines (sous-employées), ce qui coûte à l’économie nationale et à l’ensemble de la société. D’ailleurs, le chômage et l’emploi précaire restent les causes les plus citées qui poussent les jeunes à l’émigration.
Secundo, le travail décent en termes de salaires et de conditions de travail acceptables, qui garantit des conditions d’existence convenables où les employés retrouvent leur motivation et leur épanouissement, en favorisant une meilleure implication et mobilisation de ces derniers, s’érige en tant que véritable facteur de production et un moteur qui contribue à une croissance économique forte, durable et mieux partagée.
Tertio, avec des conditions de travail plus dignes, il sera ainsi mis fin à cette rhétorique : les salariés font semblant de travailler alors que leurs employeurs font semblant de les payer (salaires modestes).
Enfin, le travail décent, antidote contre la précarité et la pauvreté, demeure un fondement de paix et de cohésion sociales, avec moins d’inégalités pour l’objectif suprême de justice sociale qui, dans le contexte compliqué actuel de cherté du coût de la vie et de recrudescence du chômage, s’apparente plutôt à une utopie.