La Tunisie officielle, officieuse et médiatique a vécu le soixante-huitième anniversaire de l’indépendance (20 mars 2024) dans un sentiment d’indifférence presque totale. C’est que depuis 2011, les évènements glorieux de notre histoire nationale ont commencé à disparaître dans l’ivresse «révolutionnaire» et leur empreinte pâlir dans le tumulte d’une nouvelle «culture» d’autoflagellation. Il est certain que des erreurs plus ou moins identifiables, voire répréhensibles ont existé pendant la lutte pour l’indépendance. Doivent-elles, peuvent-elles aller jusqu’à bannir de notre mémoire collective toute héroïsation ? Faut-il en finir avec Bourguiba et tous les résistants au colonialisme français en niant la foi patriotique qui aurait entraîné leur consentement à partir au front ? Faut-il extriper de notre histoire contemporaine le souvenir de cet héroïsme ?
Il faut avoir une malignité débordante ou faire preuve d’une dose élevée de mauvaise foi, ou les deux en même temps, pour continuer à ignorer l’existence d’un soupçon contre tout ce qui se réfère au Bourguibisme. Finie la grandeur des héros nationaux, Bourguiba lui n’est qu’une fiction, fini le patriotisme des résistants, ce sont tous des félons et des filous, fini le fameux chœur «Lorsqu’un jour le peuple veut vivre/ Force est pour le destin de répondre/ Force est pour les ténèbres de se dissiper/ Force est pour les chaînes de se briser», il ne reste que l’aigreur et la haine, dont on tentera de rire pour n’en pas pleurer.
Plutôt que d’arracher aux Tunisiens leur fierté nationale comme le font les négationnistes, ce message incorrect les appelle à y renoncer. Devant l’ampleur de ces ressentiments, on se demande comment notre société a pu atteindre un tel degré d’infantilisation au point qu’elle ne peut livrer une bataille à ces tenaces préjugés qui nous collent à l’âme et nous installent à demeure du côté des caricatures et de l’errance. Nul doute que les racines de ce mal sont à chercher dans l’exaltation des passions tristes, dans la panne d’intégration de la nouvelle génération, dans la déconnexion de l’élite et à travers ce mauvais vent, chargé de rancœur. Nombreux sont ceux qui jouent sur cette dangereuse corde. Et cela marche dramatiquement et surtout dans les médias. Tout cela a offert le spectacle d’une société sombrant collectivement dans le délire le plus chaotique.
Dans une pièce théâtrale, «Thawret saheb al-himar» (la révolution de l’homme à l’âne), écrite dans les années soixante-dix par Ezeddine Madani, le metteur en scène Moncef Souissi, pour déposséder cette révolution de ses valeurs sociales et patriotiques, a expédié à l’avant-scène un troupeau de visages cassés, boursouflés, grimaçants, ruisselants de sueur et de sang, tous claudiquant dans bandes et béquilles. Ce passage, pertinemment idéologique, me rappelle la démolition en règle, depuis treize ans, d’une partie glorieuse de notre histoire. J’admets que je ne possède pas de «patriotimètre» pour dire : «celui-ci, c’est un patriote, celui-là, non». Mais Je parle de l’inconséquence des élites, voire de leur irresponsabilité dans ce contexte, sans prétendre discréditer d’emblée leurs positions, qui ont pour intérêt de nous forcer à mieux préciser le sens des principes que nous défendons. Pourtant, je comprends que certaines de mes analyses puissent susciter des réserves, voire une levée de boucliers, dans une société devenue, brusquement, en mal de repères. Il va sans dire que les plus à plaindre, dans cette histoire, sont les lanceurs d’alerte qui demeurent systématiquement bâillonnés, ostracisés, calomniés.
Il est grand temps, donc, de réagir et de prendre parti au nom de l’honneur de nos acquis historiques que nos héros ont mis des générations à arracher. Il faut renouer la chaîne brisée des évènements, réactualiser, mettre en valeur nos gloires. Car si la fierté nationale, pilier d’un consensus social nécessaire, est fissurée, seuls les extrémistes en sortiraient renforcés. Qu’ils soient politiques ou religieux.
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