Par Vincent Geisser*
Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’Azza Turki était une journaliste modèle, soucieuse de mettre son éthique professionnelle au service de la démocratie tunisienne, et refusant de céder à la facilité du journalisme de la rumeur et de la calomnie qui est malheureusement un genre répandu aujourd’hui. Formée dans les « bonnes écoles », elle avait contribué à réhabiliter en Tunisie le journalisme d’enquête et d’investigation, loin de tout sensationnalisme et des machines à scandale qui, certes, font vendre du papier, mais contribuent davantage chaque jour à tuer le débat d’idées. Toutefois, ce n’est pas d’Azza, la journaliste modèle dont je voudrais parler ici mais d’Azza la jeune femme tunisienne en lutte contre la dictature de la pensée qui n’a pas attendu le 14 janvier 2011 pour agir. Lorsqu’elle était étudiante à Science Po Aix au milieu des années 2000, j’ai eu de nombreux échanges et discussions passionnés avec Azza sur l’avenir de la Tunisie. Il est vrai qu’Azza n’était pas une militante politique professionnelle. Avant la Révolution elle n’était pas spécialement connue pour un quelconque engagement dans un parti politique ou une association de droits de l’homme. Azza n’en était pas moins une combattante de l’ombre, une résistante discrète qui, à sa manière, luttait contre les effets destructeurs de la tyrannie. De ce point de vue, Azza n’avait rien d’une suiviste qui, après des études brillantes, aurait pu se contenter de faire carrière à l’ombre de la dictature. A l’instar de nombreux jeunes tunisiens épris de liberté, elle aspirait un autre destin que celui tracé par le tyran Ben Ali et qui se résumait à la formule sinistre « consommez et taisez-vous ! ». Rien de tout cela chez Azza qui rêvait pour elle-même et surtout pour son pays et son peuple d’un autre destin, au-delà des clichés exotiques d’une « Tunisie du jasmin », des plages de sable blanc et du paradis pour touristes. Son doux visage, ses grands yeux noirs, son sourire, qui ne la quittait jamais, son esprit critique, resteront les symboles de toute une génération qui a su dire « NON » à la fatalité de l’autoritarisme à barbe ou sans barbe.
*Chercheur à l’Institut français du Proche Orient (IFPO
Témoignages d’Alison Pelotier et Marie Demeulenaere*
Cela me paraît inimaginable que tu ne sois plus là. Dès notre première conversation, je me suis dit : «Cette fille est faite pour le journalisme». Je ne me trompais pas. Les deux mois passés à la rédaction de Réalités me l’ont confirmé.
Tu étais talentueuse, tu te posais les bonnes questions, tu connaissais par cœur les sujets dont tu parlais.
Bref, une journaliste passionnée par son métier avec ce petit brin de génie qui m’épatait tant.
Lors de mon passage à la rédaction, tes conseils m’ont été extrêmement précieux.
Toujours impliquée dans ton travail, tu prenais malgré tout le temps de répondre à mes nombreuses questions.
J’ai du mal à trouver les mots, car je suis probablement une des personnes qui te connaissait le moins lorsque tu es partie. J’aimerais néanmoins te dire que je garde précieusement en moi ton professionnalisme.
La presse tunisienne déjà souffrante a perdu une plume juste qui savait mettre en lumière les problématiques du pays.
Tu laisses derrière toi une courte, mais belle carrière. Je me souviendrai toujours de ton authenticité.
À plusieurs centaines de kilomètres, je suis tout près de toi.
Comme tu le disais souvent après les longues journées de bouclage.
Saluti !
Alison Pelotier
Azza,
J’ai tout de suite compris qui tu étais, lorsque tu me racontais ta vision du journalisme : l’engagement.
De retour en France, j’ai emmené avec moi une pile entière du magazine Réalités.
Je pense souvent à toi en relisant les longs dossiers politiques. Je les conserve comme un souvenir de toi.
Ton sourire animait les conférences de rédaction du mercredi matin, parfois animées.
Ton analyse politique, ton intégrité et ton engagement étaient précieux et j’ai conscience d’avoir rencontré une des plumes les plus talentueuses de la presse tunisienne.
Ta courte et belle carrière servira de modèle pour beaucoup de jeunes journalistes comme moi.
À quelques centaines de kilomètres, je te garde précieusement dans mes pensées.
Au revoir, Besslema Azza.
Marie Demeulenaere
* Journalistes