Ceux qui croient à l’impossibilité de reproduction du scénario égyptien en Tunisie oublient que les ingrédients de la violence sont déjà là et que cela ne date pas d’aujourd’hui. Le basculement pourrait se produire à n’importe quel moment.
«Toute personne qui piétine la légitimité en Tunisie, sera piétinée par cette légitimité et toute personne qui ose tuer la volonté du peuple en Tunisie ou en Égypte, la rue tunisienne sera autorisée à en faire ce qu’elle veut». Ce sont les paroles de Sahbi Atiq, président du bloc d’Ennahdha à l’ANC, prononcées le samedi 13 juillet, lors de la manifestation de soutien à Mohamed Morsi organisée par le parti. Une position qui a été considérée comme une déclaration de guerre, mais qui a dévoilé, surtout, le vrai visage d’Ennahdha.
Le recours à la violence a été constamment le Plan B pour les islamistes, en cas d’échec d’avoir le pouvoir ou de le garder. L’expérience en Égypte le prouve, mais aussi les confrontations sanglantes entre les partisans d’Ennahdha avec les régimes de Bourguiba et de Ben Ali dans le passé.
La non-neutralisation des mosquées
Mettre la main sur les mosquées comme espaces par excellence pour faire de la propagande politique et partisane était l’un des objectifs fondamentaux d’Ennahdha avant même son accès au pouvoir. En témoigne la guerre des imams, déclenchée entre les islamistes et les salafistes, juste après la Révolution, autour du contrôle des lieux de culte, profitant à l’époque, de la faiblesse de l’État. Les nouveaux maîtres du pays avaient compris l’enjeu consistant à accaparer un tissu de 5000 mosquées qui pouvaient se transformer, le cas échéant, en tribunes pour combattre les adversaires et permettre une campagne électorale, gratuite et efficace. Sauf qu’ils n’étaient pas les seuls dans cette perspective. Il fallait faire face à une concurrence rude de la part des salafistes, mais aussi de Hizb Ettahrir. Avec l’arrivée des islamistes à la tête de l’État, un accord tacite a été mis en place entre les trois mouvances pour se partager les mosquées. Un homme clé a veillé à cet équilibre, le ministre des Affaires religieuses, Noureddine Khadmi, qui était l’imam de la mosquée El Fath, devenu fief des salafistes. Et chaque fois que l’opposition dénonçait l’usage des lieux de culte à des fins partisanes, ce dernier multipliait les déclarations pour affirmer le contrôle de l’État de la majorité de ces espaces à l’exception d’une centaine. Or, une chose est sûre, les mosquées ont permis de dénigrer des opposants et d’appeler à leur agression, voire à leur liquidation. C’était le cas de Chokri Belaïd. Et actuellement elles sont devenues des tribunes pour l’appel au djihad contre l’État. Abou Iyadh n’a-t-il pas publié le 8 août un communiqué où il accusait les chefs religieux salafistes de manquer à leur devoir de faire des prêches enflammés, pour soutenir leurs frères dans leur guerre contre les forces de l’ordre?
Une alliance avec les salafistes et Hizb Ettahrir
Ennahdha ne pouvait pas mener la lutte contre ses opposants sans des alliés qui partagent avec lui la même plate-forme idéologique. Bien avant les élections du 23 octobre 2011, une alliance a été conclue entre les islamistes et les salafistes. Lors du premier meeting d’Ansar Achariâa à la Soukra, en mai 2011, une délégation formée de Sadok Chourou, Habib Ellouz, les deux représentants de l’aile radicale d’Ennahdha et Abderraouf Ayadi (qui faisait partie du CPR à l’époque) était présente pour conclure un accord afin d’avoir le soutien des salafistes, en contrepartie de quoi ils leur laissaient une liberté d’action dans les mosquées et les zones défavorisées où ils ont concentré leurs activités de prosélytisme et de recrutement. Un accord qui a été respecté après le 23 octobre. Mieux : plus l’appétit de l’allié salafiste devenait grand, plus Ennahdha cédait. Résultat, une prolifération sans précédent d’armes, une liberté d’entrée et de circulation des djihadistes du monde entier et la création de camps d’entrainement un peu partout dans le pays, sans oublier l’entrée d’argent dont l’origine reste inconnue et notamment à l’occasion de la visite de prêcheurs moyen-orientaux, accueillis comme des princes en Tunisie.
Il est vrai que les relations entre salafistes et islamistes ont pris quelques coups depuis les évènements de l’ambassade américaine, mais leurs intérêts communs les obligeaient toujours à trouver un terrain d’entente. Les salafistes ont accepté, malgré tout, d’être les hommes de main d’Ennahdha. L’intensification du terrorisme à Châambi se passe, en fonction de la situation politique dans le pays et plus précisément de la fragilisation de la position d’Ennahdha, dans l’échiquier politique.
Même Hizb Attahrir qui a déclaré les hostilités envers Ennahdha avant les évènements en Égypte, en lui reprochant de ne pas vouloir réellement appliquer le régime du Califat en Tunisie, a vite revu ses positions pour se tenir derrière ses frères ennemis : les islamistes, afin qu’ils restent au pouvoir et qu’ils ne perdent pas la bataille face aux laïcs.
Ligues de protection de la Révolution : une arme redoutable
Comme si l’alliance avec les salafistes ne suffisait pas, il fallait à Ennahdha un autre soutien, au cas où les premiers se retourneraient contre lui en voulant le remplacer au pouvoir. Le parti a donc fait appel aux Ligues de protection de la Révolution (LPR), fondées au début de la Révolution par l’extrême gauche et récupérées, ensuite, par les islamistes. Ce choix a d’ailleurs montré son efficacité, quand un froid a atteint les rapports islamistes-salafistes suite aux arrestations massives de ces derniers, après les évènements de l’ambassade américaine de septembre 2012, ce qui a poussé Ennahdha à compter davantage sur les LPR pour malmener les meetings des opposants et les violenter. C’est à cette époque que remonte le meurtre de Lotfi Naqdh, représentant de Nidaa Tounes à Tataouine. Ces milices à la solde d’Ennahdha ont été présentes dans pratiquement toutes les grandes manifestations de l’opposition, pour les contrer et défendre les intérêts du gouvernement. Formées essentiellement d’hommes de main des Trabelsi, les LPR ont une force de frappe redoutable, car elles sont implantées partout et ont une tradition, bien ancrée de l’usage de la violence.
Infiltration de la police
La nomination d’Ali Laarayedh à la tête du ministère de l’Intérieur depuis la prise du pouvoir par Ennahdha n’était pas fortuite. Homme de confiance de Ghannouchi, il avait été désigné par ce dernier pour une mission bien spéciale : mettre la main sur ce ministère clé, pour avoir, ensuite, le contrôle sur l’État tunisien. Dès son arrivée, Laarayedh a procédé à de nouvelles nominations, dans les hauts postes du commandement du ministère, en écartant presque toute l’ancienne garde.
Parallèlement, il y a eu un recrutement massif de nouveaux agents de police, essentiellement des jeunes de 20 et 21 ans qui sont devenus les plus actifs sur le terrain, réprimant violemment les manifestations populaires. L’actuel chef du gouvernement a aussi changé la totalité des gouverneurs et des délégués régionaux en les remplaçant par des éléments choisis sur une base partisane
Mais le plus grave a été la création supposée d’une une police parallèle. Longtemps des bruits ont couru autour de son existence. Le site Nawaat avait même publié une enquête dans ce sens, en ouvrant l’affaire Fethi Dammak. Les dernières révélations de Walid Zarrouk, membre du syndicat national de la police républicaine concernant la liste nominative des membres de cette police parallèle viennent appuyer les précédents soupçons.
Complicité avec l’AQMI ?
Le terrorisme est une arme redoutable pour contrôler le pays par la terreur. Sans aller jusqu’à accuser directement les islamistes de l’utiliser, en ayant des liens avec les terroristes de Chaâmbi, affiliés directement à l’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), des indices indiquent qu’il y aurait au moins une certaine complicité.
La tolérance d’abord de l’existence d’Ansar Achariaâ qui est le bras idéologique et logistique d’Al-Qaïda, alors qu’il n’a aucune autorisation légale. Ensuite, il ne faut pas oublier les rapports forts qui n’ont cessé de lier Ghannouchi et Abdelkarim Belhaj, le gouverneur militaire de Tripoli et un ancien membre d’Al-Qaïda. Plusieurs réunions ont eu lieu entre les deux leaders et Belhaj a été invité plusieurs fois en Tunisie par Ennahdha. Il était même présent à son 9e congrès en juillet 2012, où il avait déclaré que «celui qui gouvernera la Libye servira le projet d’Ennahdha en Tunisie». Mais le pire était l’implication des deux hommes dans l’envoi de djihadistes en Syrie, comme l’a révélé Ahmed Manaï, président de l'Institut tunisien des relations internationales (ITRI). Ce dernier avait parlé d’un meeting ayant eu lieu en décembre 2011 entre Youssef Qaradhaoui, Rached Ghannouchi, Belhaj, le ministre des Affaires étrangères du Qatar et le numéro deux des Frères musulmans en Syrie, durant lequel il a été décidé d'armer et d'envoyer des djihadistes libyens et tunisiens en Syrie. Bien que plusieurs aient péri dans cette guerre, bon nombre de Tunisiens sont rentrés après avoir combattu dans les rangs de «Jabhat Annosra», le représentant local d’Al-Qaïda. On compte aujourd’hui 600 djihadistes tunisiens au sein de cette nébuleuse, agissant dans plusieurs pays et qui sont prêts à reprendre le chemin du retour à n’importe quel moment. D’ailleurs Abou Iadh leur a déjà lancé un appel dans ce sens. Ces éléments sont redoutables puisqu’ils sont entrainés à des guerres non classiques.
L’entrainement à la guerre urbaine
Et cerise sur le gâteau dans tout ce dispositif de la violence l’entrainement de militants islamistes à la guérilla urbaine.
Dernièrement, le site web Hakaek Online avait publié un article dans lequel il a évoqué l’organisation de sessions de formation à l’adresse de la jeunesse d’Ennahdha dans les arts martiaux et la guerre de rues. Il a cité même l’adresse d’une salle de sports à Mnihla qui abrite ce genre de formations. Peu après, le journal Essahafa a publié un autre article dans lequel des responsables palestiniens ont affirmé qu’un groupe du Hamas est venu en Tunisie pour entrainer des jeunes des deux sexes à l’usage des armes. Une information qu’a niée Rached Ghannouchi, mais que n’a pas infirmé Jebril Rejoub, haut responsable dans le mouvement «Fath.»
Voilà donc les ingrédients de la violence réunis. L’existence en bonne quantité d’armes de toutes sortes (kalachnikovs, pistolets automatiques, grenades, RBG…) vient assombrir encore ce tableau.
La Tunisie semble avancer sur un champ de mines. Elle doit peut-être son salut jusque-là à ses saints protecteurs, comme l’avait suggéré le Général Rachid Ammar.
Elle peut basculer à n’importe quel moment dans le chaos si l’on n’y prend pas garde.
Hanène Zbiss