La crise insidieuse et infiniment profonde qui bouscule notre société et ébranle ses structures est inédite. Elle prend la forme d’une inexorable montée en puissance de la défiance de la plupart des couches sociales à l’égard des intellectuels. C’est une évidence qui s’est imposée depuis le 14 janvier 2011. L’intelligentsia n’a plus le même rayonnement. La «magie» d’antan n’opère plus. Elle n’est plus que la caricature d’elle-même. On est arrivé à un point où les débats sont tellement éloignés des faits, les intellectuels s’étant construit une telle idéologie autour de leur passivité qu’ils ne parviennent plus à démêler la réalité de leurs fantasmes. Voilà des gens instruits, plus ou moins «cultivés» mais hors sol, éthérés, qui semblent vivre dans un désir fantasque, au-dessus d’eux-mêmes. Ils voient les choses de loin, d’une manière abstraite et misérablement absurde en se prêtant à des jeux de posture, sans vraiment se rendre compte qu’il n’est pas de punition plus terrible pour un intellectuel que le comportement inutile et sans espoir. Albert Camus disait qu’on «ne pouvait pas à la fois se réclamer de l’intelligentsia et s’éloigner des mouvements sociaux», en ajoutant que «la peur de la démagogie populiste ne devrait pas conduire au renoncement». Cette crise a révélé, de façon aiguë, l’absence totale d’une autorité intellectuelle dans notre société, et a déclenché une controverse sans précédent. Car elle touche à l’essentiel : comment restaurer le rôle de l’intellectuel dans une société dont les fractures morales, culturelles et identitaires n’ont cessé de se creuser, attisant frustration, désarroi et colère ? Et comment y parvenir quand l’intelligentsia est l’objet d’une défiance abyssale ?
Plongés dans la tempête, nos intellectuels, à de rares exceptions près, sont gagnés par le doute. Ils continuent de poursuivre une obsession, de rendre leur relâchement «justifié», terme qui est vite devenu un faux nez pour cacher une certaine impuissance. Nous sommes donc en face d’un phénomène fort dangereux, d’autant que les fourbes se vantent aujourd’hui d’être ce qu’ils sont. Les arrivistes affichent leur versatilité. Les gens masqués se targuent de porter plusieurs masques à la fois. C’est la honte des intellectuels qui ont préféré assumer, en matière de responsabilité morale, un risque forcément très élevé, celui de l’ambiguïté. Le déshonneur d’une élite qui a enfoui sa passion de liberté et de modernité. Ne se rend-elle pas compte qu’elle dessert son rôle ? Ce qui se brise dans cette situation, c’est l’image de l’intellectuel, sa position sociale, et, à travers tout cela, une certaine idée de l’autorité morale que le citoyen se faisait encore de l’intelligentsia de son pays.
Il va sans dire que plusieurs intellectuels sont jugés trop dépendants du pouvoir. Une critique entendue fréquemment au sein de la société, et qui fait que les intellectuels, lorsqu’ils s’offrent une échappée dans la politique, ratent généralement leur coup. Mais l’intellectuel, le vrai, est celui qui vibre au rythme de sa société, sonde ses battements, réagit avec toutes les nouvelles urgences, traque les détails de l’actualité et se dirige direct, en vitesse, vers l’essentiel, sinon il perdrait sa situation et par conséquent, sa qualité. Car partout où s’est développée la démobilisation des intellectuels, la scène s’est trouvée submergée par les ambitieux sans scrupules et les ignorants. C’est vrai qu’il est dangereux de croire que l’intelligentsia pouvait tout refonder et créer une société nouvelle. Mais il est tout aussi dangereux de penser aujourd’hui qu’elle ne peut plus rien.
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