La crise sociale qui frappe notre pays plonge ses racines dans la montée des inégalités, la déstabilisation de la classe moyenne, la perte des repères culturels, le désarroi identitaire et le misérabilisme victimaire. Elle se creuse depuis des décennies. Plusieurs coups de semonce auraient dû sonner l’alarme. Les élites, fort peu responsables ou complètement irresponsables, en l’occurrence, les ont dramatiquement ignorés. Comment avons-nous pu laisser faire cela ? Par faiblesse, incompétence ou idéologie mortifère des «sages bien-pensants» islamistes confits dans la haine de soi ? C’est un peu compliqué, mais je ne désespère pas de trouver une explication. Le sentiment grandissant d’humiliation sociale a conduit à créer ce puzzle éparpillé dont personne ne semble en mesure de retrouver le dessin ni de tracer le dessein. On observe une croissance des inégalités sociales et économiques, notamment une envolée des hyper riches de la «révolution», à l’instar des hyper riches de la guerre. Les pauvres se sentent abandonnés et méprisés de mille manières par les élites politiques bien sûr, par les médias évidemment, mais aussi par le regard des autres. Il faut reconnaître que le mouvement contestataire du 14 janvier 2011 n’est pas pour rien dans ce clivage profond qui divise la société. Il est si violent que le citoyen ordinaire, quel que soit son bord, a du mal à démêler la vérité de la fiction. Il a depuis longtemps dépassé le cap de l’exaspération. Il y a des limites à ce que l’opinion peut digérer. Inutile de disputailler, notre société a surtout pris la mesure du poison de la haine. Haine religieuse, haine idéologique, haine de l’autre, frelatée, injectée dans des slogans déroulés, où la provocation, la vulgarité, la mauvaise foi et les idées les plus sottes foulent aux pieds l’objectivité, les normes habituelles et les limites du tolérable. Cette dérive est souvent traitée comme un problème de comportement isolé, rarement comme une question de décadence sociale. Pourtant, cet état de fait a favorisé la naissance d’une «rétrotopie» fantasmagorique. Faute de présent acceptable et de futur désirable, les gens rêvent de retour en arrière. Qu’importe, puisque ce qui compte est avant tout d’espérer. Ce sont les «passions tristes», telles la colère et la nostalgie. Il faut évoquer cette attitude misérablement naïve qui fait feu de tout bois depuis des années et ne cesse de délivrer le message incorrect d’une «délivrance». Face à cela, la déraison semble plus que jamais gouverner les esprits.
Nous ne sommes pas en train de mêler nos voix au chœur pleurnicheur, mais entre les extrêmes, entre l’outrecuidance des élites et l’accroissement des «passions tristes», il appartient aux sages d’ouvrir des voies nouvelles, d’installer raison et réflexion dans la tourmente d’une société totalement déboussolée. L’heure n’est plus aux rafistolages, aux petits ravalements de façade. Cette réalité impose, chez nous, un considérable changement de ton, d’allure, de méthode, de politique, de stratégie, de rêve même. Nous devons être capables de proposer des solutions concrètes aux citoyens désespérés et bâtir une conception positive du présent et de l’avenir. Utopique ? Peut-être ! Mais prenons garde que ce malaise grandissant ne s’abîme un jour en foire d’empoigne surtout que dans un pays aussi éruptif que le nôtre, il est très dangereux de franchir les cercles de l’intolérable. Rien n’est simple, mais il s’agit de ne pas oublier que les peuples jugent leurs élites sur l’art d’affronter l’évidence. Et d’abord, de la nommer.
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