Par Rania Hammami*
La souffrance des ingénieurs tunisiens se poursuit sans trouver d’échappatoire, si ce n’est l’émigration. Ils évoluent dans un contexte marqué par un Ordre des ingénieurs éloigné des attentes de ses membres et incapable de s’adapter aux exigences du nouveau monde en constante évolution. Cette institution reste enfermée dans un cadre restreint et ne s’ouvre pas à son environnement élargi. De plus, son mode de gouvernance, dicté par un cadre légal rigide, ne produit que des solutions cycliques sans impact durable. Par ailleurs, l’absence d’une véritable stratégie nationale pour traiter la crise du secteur de l’ingénierie aggrave la situation. Mis à part quelques slogans et une récente étude sur les raisons de l’exode des ingénieurs réalisée par l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), aucune initiative sérieuse ne semble émerger.
À l’instar de nombreux secteurs, le domaine de l’ingénierie en Tunisie souffre de multiples dysfonctionnements. Ces derniers commencent dès la formation, avec des lacunes dans l’accès aux écoles d’ingénieurs, des programmes souvent inadéquats par rapport à l’évolution continue de la technologie et un manque de ressources pour encadrer et soutenir les étudiants. Une fois diplômés, les ingénieurs font face à des défis encore plus importants dans leur vie professionnelle, que ce soit dans le secteur public ou privé.
Alors que le monde mise sur la science et les ingénieurs comme moteurs de développement, notamment dans les domaines économique, scientifique et des infrastructures, l’ingénieur tunisien, lui, se retrouve piégé dans une réalité professionnelle et matérielle difficile. Le manque de cadres incitatifs pour stimuler la recherche, la production et l’innovation freine son élan. L’immobilisme administratif, l’absence de véritables réformes législatives, l’insuffisance de l’encadrement, les salaires réduits et la domination de certains groupes enracinés au sein du système aggravent cette crise.
Dans ce contexte, la précarité matérielle et le manque de perspectives transforment l’acte de création et d’innovation, qui est le fond de l’ingénierie, en un combat pour l’existence. Dès lors, l’émigration devient pour de nombreux ingénieurs le dernier recours, un moyen d’échapper à une situation insoutenable où leur lutte n’est plus dédiée au développement de la Tunisie, mais à leur propre survie.
Pour faire progresser la Tunisie, il est impératif de commencer par valoriser ses ingénieurs. Et cette valorisation passe par le rôle central de l’Ordre des ingénieurs, institution clé à laquelle tout ingénieur tunisien doit obligatoirement adhérer pour exercer sa profession. Créée dans un cadre législatif spécifique, cette instance devrait jouer un rôle stratégique pour soutenir le développement du pays à travers le renforcement du secteur de l’ingénierie.
Cependant, ce que nous constatons aujourd’hui est un effondrement inquiétant de ce secteur. Parmi les symptômes les plus flagrants : l’exode massif des ingénieurs, le déclin des institutions nationales et des problèmes économiques flagrants. Ces signes ne font que mettre en lumière l’inefficacité actuelle de l’Ordre des ingénieurs et l’urgence d’une refonte totale de ses missions et de son fonctionnement.
Le secteur de l’ingénierie en Tunisie a besoin d’une véritable révolution qui bouscule l’inertie et les mentalités figées. Il est crucial de créer un environnement propice à l’innovation et à la compétitivité pour que l’ingénieur tunisien puisse rivaliser avec les plus grandes entreprises internationales dans tous les domaines. Le potentiel existe : les succès éclatants des ingénieurs tunisiens à l’étranger en sont la preuve. Ces réussites démontrent qu’une fois ils trouvent un terreau fertile pour leurs ambitions, ils excellent et brillent.
En conclusion, le redressement de la Tunisie passe inévitablement par une révolution dans le secteur de l’ingénierie, portée par un renouveau profond de l’Ordre des ingénieurs. Ce dernier doit devenir un acteur stratégique, capable de répondre aux défis du monde moderne tout en valorisant les compétences locales. Une telle transformation ouvrirait la voie à une véritable richesse nationale, où l’ingénierie joue un rôle central dans la reconstruction et l’essor du pays. En mettant en œuvre cette vision ambitieuse, la Tunisie pourrait non seulement réparer ses fragilités internes, mais également rivaliser avec les nations les plus avancées sur la scène internationale.
*Ingénieure, romancière et activiste tunisienne
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