Ces échecs sont à l’origine d’une plus grande radicalisation des nouveaux apprentis révolutionnaires. Un grand nombre d’entre eux vont revenir sur les lieux de ce qu’ils considèrent comme leur victoire retentissante pour aider le régime des talibans. Ce retour sur les lieux de leurs premières amours avec les armes sera à l’origine d’une rupture avec les amis et les alliés d’hier. Avec la chute de l’ennemi rouge et la fin du «monde des athées», les salafistes vont désormais trouver dans l’Occident et particulièrement les États-Unis, le nouvel «ennemi de Dieu» à combattre. Plusieurs raisons expliquent cette rupture, dont le soutien des pays occidentaux aux régimes nationalistes et laïcs arabes issus du mouvement nationaliste et des monarchies du Golfe. C’est ce soutien, selon les salafistes, qui empêche la chute de ces dictatures impies et l’avènement du Califat islamique et le retour à la charia et au pouvoir de Dieu dans le monde arabe. Par ailleurs, les groupes salafistes vont donner une version islamiste au discours sur la domination mondiale et l’hégémonie impérialiste sur le monde. Dans cette nouvelle narration, l’Occident est présenté comme l’ennemi de toute «renaissance islamique» et d’un retour à l’âge d’or de la oumma. L’Occident devient le nouvel ennemi d’un djihadisme salafiste en quête de mythologie et de légende.
Cette nouvelle effervescence djihadiste va donner naissance à Al-Qaida et aux groupes du djihadisme révolutionnaire. L’ami d’hier, Oussama Ben Laden, va prendre les airs d’un Che Guevara du djihad islamique et va faire de Kaboul et des montagnes avoisinantes sa Sierra Maestra à lui. Cet activisme du salafisme global va donner lieu à une nébuleuse terroriste qui va se distinguer des groupes politiques traditionnels avec l’absence d’une organisation politique hiérarchisée. Il s’agit de groupes totalement flexibles, décentralisés, avec comme seul référent commun le choix des armes et une reconnaissance du leadership de Ben Laden. Kaboul devient alors La Havane du djihadisme révolutionnaire et le transit pour les camps d’entraînement d’Al-Qaida en Afghanistan, le passage obligé pour les apprentis révolutionnaires avant leur immersion dans leurs pays d’origine ou dans les pays d’accueil en attendant le jour J pour le passage à l’acte. Mais ces groupes vont surtout utiliser les nouvelles technologies et investir la toile qui deviendra un champ important de mobilisation et de sensibilisation pour les thèses du djihadisme révolutionnaire. Parallèlement aux sites qui prêchent la bonne parole et défendent les thèses salafistes les plus conservatrices, d’autres sites vont initier les apprentis terroristes et l’internationale djihadiste au maniement des armes et aux actes de destruction. Cette effervescence des années 1990 sera à l’origine de l’émergence du terrorisme postmoderne qui trouve sur la Toile les sources de son inspiration idéologique et les instruments de son action politique et militaire et qui poursuivra son action de manière décentralisée et indépendante, loin des lourdeurs bureaucratiques héritées des organisations politiques du temps de la modernité.
Les attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis vont constituer un passage à l’acte spectaculaire de la part de la nébuleuse djihadiste. Ces attaques vont sceller définitivement la rupture entre les amis du temps de la guerre froide. Une guerre sans merci va s’engager et les pays occidentaux vont faire de la décennie 2000 celle de la lutte contre le terrorisme. Cette guerre permettra aux forces américaines de venir à bout de quelques hauts responsables du djihadisme global dont le dernier est Ben Laden, le maître à penser de cette mouvance. Mais si la guerre contre le terrorisme a eu quelques succès, elle n’a pas pu mettre fin au djihadisme global dont la flexibilité a permis de changer de champ de bataille en passant d’Afghanistan, en Europe, en Irak ou en Afrique, notamment dans le désert du Sud algérien et dans toute la bande sahélienne. Cette guerre contre le terrorisme a eu, par ailleurs, des effets politiques importants dans le monde arabe. En effet, elle a été à l’origine d’un renforcement des régimes autoritaires, qui ont été perçus comme des alliés importants dans cette lutte contre le terrorisme, par un Occident obligé de taire ses critiques sur le respect des libertés par ses pouvoirs.
Les révolutions arabes vont constituer un tournant important dans l’histoire du djihadisme dans le monde arabe. Beaucoup avaient pensé que ces printemps seraient à l’origine de l’éclipse de ces courants et de la fin de l’utopie révolutionnaire djihadiste et de cette quête obsessionnelle du retour aux origines. Plusieurs raisons appuyaient cette thèse. Tout d’abord, l’utopie libertaire et démocratique qui a animé ces printemps est à mille lieues de la conception rigoriste de l’Islam et contribuera par conséquent au déclassement du rêve salafiste. Par ailleurs, les manifestations et le caractère pacifique de la mobilisation des printemps arabes ont été à l’origine d’une forte critique du choix des armes du salafisme djihadiste, dont le résultat a été un renforcement de la répression dans les pays arabes. Beaucoup d’analystes avaient pensé que la mobilisation libertaire et démocratique des printemps arabes devait sonner le glas du djihadisme.
Or, seulement quelques mois plus tard on s’est rendu à l’évidence que cet élan de liberté a également bénéficié au salafisme qui va connaître une nouvelle jeunesse dans la plupart des pays arabes. En Tunisie, la révolution va permettre au salafisme d’échapper à la répression féroce des années Ben Ali et sortir au grand jour. Dès le mois de mai 2011, le mouvement Ansar Sharia (les adeptes de la charia) va organiser leur premier congrès public en présence d’un millier de personnes à la Soukra. Ce congrès connaîtra la participation de certains responsables du parti Ennahda, dont Sadok Chourou, ce qui va nourrir les spéculations et les soupçons sur les liaisons incestueuses entre les deux tendances de l’islam politique.
Le salafisme va se faire connaître depuis son retour sur la scène publique par certaines manifestations de force comme les attaques contre les maisons closes, les prières dans les rues ou l’imposition d’imams salafistes dans certaines mosquées. Ils mèneront aussi des descentes spectaculaires comme celle contre le cinéma Africart pour protester contre la projection du film «Ni Allah, ni maître» de Nadia El Fani. Ensuite, ils dirigeront la mobilisation contre la chaîne de télévision Nessma après la projection du film Persépolis. Certains militants n’hésiteront pas à saccager la maison de Nabil Karoui, le patron de la chaîne qui sera poursuivi pour «atteinte au sacré» en dépit de ses excuses publiques. Plus tard, les militants salafistes vont faire du port du niqab à l’université un axe de leurs batailles, puis ce sera l’occupation de l’Université de la Manouba et les poursuites à l’encontre du doyen Habib Kazdaghli par une étudiante salafistei.
i . Voir à ce propos Habib Mellakh, Chroniques du Manoubistan, Préface de Habib Kazdaghli, Editions Ceres, Tunis 2013.