Il ne passe plus un jour sans qu’un événement ne vienne alimenter la tension déjà assez vive qui règne en Tunisie des suites de la guerre menée contre le terrorisme, des mouvements de grève, justifiés ou non, et des incompréhensions qui marquent le paysage politique national auxquels s’ajoute une situation économique des plus critiques.
Dernier sujet, objet de toutes les polémiques alors que le projet de loi antiterroriste tarde à être adopté par l’ARP, le nouveau projet de criminalisation des agressions commises contre les forces armées qui risque de marquer un début de retour à la répression d’un régime policier avec pour alibi, la protection et la sécurité.
Il est un fait certain, qui a marqué ces quatre années de transition, faire feu de tout bois.
Explication : On crie au scandale, on rejette tout en bloc et tout ce qui vient de l’autre est entaché de mauvaise foi, voire mal intentionné. Et ce ne sont pas les exemples qui manquent.
Consacrons-nous à ce qui enflamme la scène ces derniers jours et qui anime toutes les discussions. Le sujet n’est pas simple, il s’agit du plus précieux des acquis de la Révolution : la liberté d’expression.
On n’a pas fini de polémiquer sur le projet de loi de lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent et les risques d’atteinte à cette liberté chèrement acquise qu’une avalanche de positions rejetant un nouveau projet de loi dans son intégralité s’est déclenchée. Il s’agit du projet de loi relatif à la répression des atteintes contre les forces armées et de sécurité, approuvé par le Conseil des ministres et soumis à l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP).
Que reproche-t-on au juste à ce projet ?
Il va sans dire qu’à la lecture de la mouture présentée à l’ARP, l’on est en droit d’avoir froid dans le dos, de par les mesures et peines qui y sont stipulées. Il n’y a pas un seul article qui ne porte pas en lui une peine d’emprisonnement. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que le Syndicat national des journalistes tunisiens est monté en première ligne de cette fronde, considérant le projet comme une atteinte explicite à la liberté d’expression et appelant à la mobilisation de tous pour barrer la route à ce projet jugé répressif.
Pis encore, Néji Baghouri ira jusqu’à considérer que le projet est en contradiction avec l’esprit de la Constitution tunisienne, avec les fondements de la liberté d’expression, et qu’il renvoie au système instauré par la dictature avant la Révolution. Aussi, dénonce-t-il les peines privatives de liberté allant jusqu’à 10 ans d’emprisonnement pour des accusations, selon lui « légères » comme la révélation des secrets de la sûreté nationale. Le président du SNJT est catégorique, « cette initiative jette les bases d’un Etat policier ». C’est un texte «choquant. Il va envoyer tous les Tunisiens en prison».
Trois autres représentants de la société civile et du paysage politique ont, également exprimé leur refus du nouveau projet.
La Ligue tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) dont le président affirmera que la protection doit être accordée aux policiers et aux forces armées par des moyens économiques et sociaux et non pas par des moyens législatifs. Cherchez la faille ! On n’est pas loin de l’habillage politicien. Pour l’Organisation 23-10 pour l’appui de la transition démocratique, le projet est à même d’instaurer une certaine hégémonie des corps sécuritaire et militaire et par la même entraver les libertés individuelles, notamment la liberté de la presse. Pour le Front populaire – et il n’est pas le seul à adopter cette attitude – la protection des forces de sécurité telle que stipulée par ce projet de loi ne mène qu’à l’instauration d’un Etat policier et à la restriction des libertés.
Sur les réseaux sociaux, c’est la fête. Les politiques en mal de tribunes se sont déchainés trouvant un nouveau thème pour détourner l’attention des vrais problèmes qui secouent le pays et des vraies questions qui préoccupent le citoyen lambda.
Pour les uns, c’est un projet « dangereux » qui crée une « omerta autour des forces de sécurité ». Pour d’autres, c’est un projet qui offre une protection « extraordinaire » qui leur accorde des pouvoirs incommensurables sur des citoyens « ordinaires ». Comprendre nous.
Y a-t-il réellement péril en la demeure ? Va-t-on devoir choisir entre liberté et sécurité ou est-ce encore une fatalité imposée par un contexte politico-social exceptionnel ?
Nullement, certes. Et pour cause.
D‘abord, la Tunisie n’est pas le premier ou le seul pays à se doter de ce genre de loi. Plus encore, l’ONU pousse les pays à adopter ce genre de législation afin de protéger les forces armées et de sécurité pendant l’exercice de leurs fonctions.
Ensuite, il n’y a pas que les journalistes qui rejettent cette loi, des syndicats des forces de sécurité se sont montrés très critiques à l’égard de ce texte et ont même demandé sa révision.
Chokri Hamada, porte-parole du syndicat national des forces de sécurité intérieure a été on ne peut plus clair. «Nous demandons à ce que cette loi soit retirée (…) Pour avoir nos droits, nous n’accepterons pas de limiter les libertés des autres», a-t-il déclaré.
Imed Belhaj Khelifa, porte-parole de l’Union nationale des syndicats des forces de sûreté tunisienne, a, quant à lui, fait part de sa conviction que le projet de loi doit être réformé, soulignant que «C’est le rôle des députés de réviser ce qui peut porter atteinte à la Constitution: la liberté de la presse, la démocratie, le droit à la vie».
Il est allé, jusqu’à annoncer que son syndicat collaborera avec le syndicat des journalistes (SNJT) pour «trouver une autre conception» à cette loi.
Où se situe donc le problème à l’origine de cette polémique ? Comment expliquer alors cette levée de boucliers plus de dix jours après l’adoption du projet de loi par le Conseil des ministres ?
Les autorités cherchent-elles réellement à limiter la liberté de la presse? Le SNJT, par l’intermédiaire de son président ne cache pas son inquiétude et dénonce un «retour des anciennes pratiques». «Nous avons des réserves sur le projet de loi antiterroriste ainsi que celui relatif à la protection des forces de l’ordre. Dans les deux projets, il y a des violations évidentes du secret professionnel du journaliste. Si le journaliste n’a plus le droit de protéger ses sources, il y a une restriction de sa liberté», affirme Baghouri qui dévoile les véritables craintes du SNJT, le mal ne serait-il pas ailleurs ?.
Il semble, en effet, que plusieurs plaintes de journalistes sont parvenues au syndicat. Il s’agirait de journalistes exerçant dans des entreprises publiques qui affirment avoir reçu des instructions par téléphone, particulièrement de la part de la présidence de la République.
Là on commence à comprendre un tant soit peu l’origine du problème. Il n’y a pas que les projets de loi. Les appréhensions de la corporation peuvent être compréhensibles.
Le syndicat n’y va pas par quatre chemins et accuse : «Il y a plusieurs responsables à Carthage et d’autres institutions qui veulent influencer directement les journalistes. ll y a une tentative de diriger et de contrôler les médias publics. C’est une pratique dangereuse qu’il faut stopper immédiatement», avait prévenu Neji Baghouri.
Sauf que, autant ce combat pour la préservation de cette liberté acquise à prix fort est important, autant il ne faut pas se voiler les yeux et penser à s’attaquer aux véritables menaces qui pèsent sur la profession.
Les projets de loi, quelles que soient leur teneur ne peuvent en aucune manière constituer une atteinte ou une menace à la liberté de penser, la liberté de parole et surtout à la liberté d’informer, tant que cette liberté est responsabilité et respect de l’éthique et de la déontologie de la profession.
Si menaces il y a, il y en bien une ailleurs. Elle vient de la corporation elle-même. Aujourd’hui, il ne suffit plus de défendre la profession contre les ingérences extérieures ou une quelconque législation. Il s’agit de la défendre contre ses propres démons.
Le SNJT a du pain sur la planche.
F.B.