Les prix brûlent encore, les ménages accusent davantage le coup et la situation laisse à désirer à maints égards. Pourtant, le nouveau gouvernement s’est montré résolu à combattre ce mal économique, qui est l’inflation, mais la mission semble délicate. Considérée comme un baromètre de la compétence du gouvernement et de sa capacité à résoudre les problèmes des citoyens, et améliorer leurs conditions de vie, la maîtrise des prix est un processus, dont l’allure dépend de la qualité du diagnostic, de la pertinence et de la cohérence des actions mises en œuvre.
Une inflation par les coûts et les structures
La flambée des prix, durant les dernières années, a touché aussi bien l’ensemble des produits, que les différents régimes, prix libres et encadrés confondus. Malgré la détente observée en 2014, les tensions inflationnistes persistent. En glissement annuel, l’inflation du mois de mars dernier a atteint 5,7%, dont 8% au titre des produits alimentaires, montrant, ainsi, des signes de remontée des prix. Sans trop épiloguer sur les chiffres, le plus important est l’identification des causes exactes de l’inflation pour y remédier.
Il est commode de classer les facteurs expliquant la hausse des prix en deux grandes catégories, selon qu’ils agissent sur le niveau de la demande globale ou sur les coûts de production et l’offre. Un excès de demande n’est inflationniste, que lorsque l’économie est proche du plein emploi, ce qui n’est pas le cas de l’économie tunisienne, dont le rythme d’activité s’est nettement affaibli depuis la crise mondiale jusqu’à nos jours. Le rythme d’expansion de la masse monétaire demeure en deçà de celui de la production, faisant preuve que l’inflation n’est pas d’origine monétaire. C’est du côté des coûts de production et des structures que réside le problème de la flambée des prix. L’indicateur qui illustre ce phénomène est l’inflation sous-jacente. Cette dernière mesure l’évolution des prix hors produits alimentaires et énergie, de par leur comportement volatile. Elle exprime la tendance de fond de l’évolution des prix, c’est-à-dire l’évolution profonde des coûts de production et la confrontation de l’offre et de la demande.
En dépit d’une légère décélération, l’inflation sous-jacente dépasse toujours la barre de 4.5%, un seuil préoccupant, lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux racines du problème. Côté coût, l’accroissement relève, essentiellement, d’une augmentation vertigineuse des salaires corrigés de la productivité et d’une dépréciation sans précédent du dinar, qui a renchérit le coût des matières premières et des produits finis importés. Côté structures, c’est l’économie de domination qui prend le dessus sur l’économie de concurrence. La dérive des prix trouve ainsi son explication plutôt dans l’anarchie des circuits de distribution, la loi des barons de la contrebande, le foisonnement des intermédiaires, concourant ainsi à multiplier les marges commerciales en dehors de toute règlementation, que dans pénurie d’offre. Pis encore, l’inflation devient un mode de résolution des conflits, plutôt qu’une inflation de croissance, exprimant une tension sur l’utilisation des facteurs de production.
Des actions adéquates au commencement
Dans la lignée de ses prédécesseurs, le nouveau gouvernement vient de présenter son programme pour juguler l’inflation. Cependant, si le jugement de l’efficacité de la politique de maîtrise des prix s’avère prématuré, la consistance des mesures proclamées s’annonce encourageante.
Visites intenses des marchés de gros et de détail, travail sécuritaire sans répit à l’intérieur et sur les frontières, recherche avec la profession d’accords de modération des prix pour certains produits, intensification du contrôle économique, gel des prix et importation le cas échéant, autant d’initiatives louables qui méritent d’être relevées. Et le plus important réside dans la promesse prise par le Gouvernement de ne pas augmenter les prix des produits alimentaires subventionnés en 2015.
Des contraintes et des limites intrinsèques
« Pour tomber dans l’inflation, il suffit de quelques mois d’inondation monétaire, alors qu’il faut plusieurs années pour se désintoxiquer de l’inflation ». En l’état actuel des choses, et nonobstant les efforts déployés, le processus de maîtrise des prix est d’abord contraint par une situation économique caractérisée par la mollesse de la croissance, rendant difficile le retour rapide à l’équilibre. La gestion macroéconomique d’une telle situation, qualifiée de « stagflation », oblige le gouvernement à hiérarchiser ses objectifs, car une réaction énergique, pour ramener l’inflation à sa cible, risque d’entraîner une déstabilisation durable de la production, tandis qu’une réaction moins agressive met plus de temps, pour maîtriser les prix, mais déstabilise sensiblement moins la production.
Au demeurant, le redressement du niveau de la productivité dépendra des nouveaux rapports sociaux, tandis que le relèvement du dinar sera tributaire de la vitesse du rétablissement des équilibres macroéconomiques, et de la vigueur de la reprise de la croissance. La baisse actuelle des prix de pétrole ne pourra avoir qu’un impact très faible sur l’inflation, car les prix intérieurs du carburant sont réglementés et ne réagiraient pas aux fluctuations du marché.
De surcroît, des limites intrinsèques des moyens traditionnels extrêmes de maîtrise de l’inflation par les coûts et les structures devraient être prises en considération. Le blocage des prix, via l’incitation des professionnels à signer des accords de modération, ou le gel momentané est généralement délicat à mettre en œuvre, car les contrôles sont difficiles à effectuer et un rattrapage à la fin de la période du blocage est toujours à craindre. De plus, ce genre de mesures entraîne toujours des subterfuges, à l’instar de baisse de la qualité des produits et du développement du marché noir. Le freinage des revenus, pour s’attaquer à l’inflation par la demande et les coûts, se heurte par la difficulté de contrôler les revenus mixtes, et d’accepter, par les agents économiques, la limitation de leurs revenus salariaux.
Des incohérences économiques
Malgré ses limites, le gel des prix et des éléments de coût (salaires et impôts) demeure idéal, en cas d’ajustement d’un déséquilibre économique faramineux, mais à condition que cette action soit temporaire et fait l’objet d’un large consensus. Une spirale prix salaire est difficile à arrêter en n’agissant que sur un des deux termes. Il faut que la solution paraisse équilibrée. Cette thérapeutique a été essayée et fait preuve de succès dans plusieurs pays par le passé.
Mais, ce qui se passe en Tunisie est paradoxal à plus d’un titre. La première incohérence est le fait d’approuver en 2014 des augmentations salariales de 6%, dans le secteur privé, en plus de l’accroissement de 11% du salaire minimum garanti. Cette majoration a été, certes, répercutée sur les prix à la production et par ricochet les prix à la consommation, car, la plupart du temps, les chefs d’entreprises n’acceptent pas une diminution de leur profits pour compenser une hausse des salaires.
Les augmentations salariales dans le secteur public n’ont pas d’effet direct sur les prix, car la majorité des prix des services publics sont réglementés, mais elles influent sur la compétitivité des entreprises publiques opérant dans des secteurs concurrentiels notamment à l’exportation.
La deuxième incohérence, d’un degré moindre, réside dans l’importation de certains produits alimentaires qui n’a fait que grever le déficit extérieur et contribué à la dépréciation du dinar, facteur d’inflation importée. Mais, cette mesure ne s’est pas traduite par des résultats palpables sur le terrain, car les dysfonctionnements des circuits d’échange ont même concerné les produits importés. Ainsi, si le déséquilibre initial persiste, c’est parce que les causes de ce déséquilibre perdurent.
Le coup est parti, que faut-il faire?
Face à cette réalité contrastée et complexe, il s’avère que la sagesse du comportement de l’inflation ne pourra être sentie sur le court terme. Pour optimiser la politique de maîtrise des prix, l’endurance de l’action du gouvernement est capitale, notamment en ce qui concerne la lutte contre la contrebande, le monopole et le contrôle. Il est question, par ailleurs, de veiller à une modération des augmentations salariales, en appliquant le principe de désindexation au prix. Il s’agit, également, de favoriser un vrai dialogue social au service de l’intérêt général, afin d’inculquer la culture du travail et de la productivité. La poursuite d’une gestion macroéconomique rigoureuse et cohérente est requise pour restaurer les fondamentaux et stopper la dégringolade du dinar. Enfin, ce qui compte le plus, est de s’engager dans une politique structurelle de lutte contre l’inflation, à travers la consolidation de l’offre et le renforcement de la concurrence.
La maîtrise des prix n’est pas seulement une question économique, mais également institutionnelle. Elle doit être globale, cohérente et s’inscrire dans le temps.