Par Férid Boughedir
Depuis l’Antiquité déjà, on disait que Carthage était « le pays de la rumeur…». Cela se vérifie encore aujourd’hui à la lecture des commentaires contrastés qui ont accompagné la remarquable victoire du Tunisien Abdellatif Kechiche reconnu aujourd’hui comme un des plus grands réalisateurs de cinéma au monde, pour avoir remporté la plus haute récompense de la plus importante manifestation cinématographique de la planète, la «Palme d’or» du festival international du film de Cannes, le 26 mai 2013.
Ayant personnellement eu la chance d’assister à la première projection de son film «La vie d’Adèle», je le qualifierais d’ores et déjà, en cinéphile de longue date, et vieux compagnon de route de Cannes, rompu aux diverses tendances du cinéma mondial, sans nationalisme étroit ni complaisance aucune, d’œuvre «bouleversante» et «magnifique». C’est pourquoi je demeure stupéfait devant les déclarations de certains de mes compatriotes, dont celles reproduites dans le dernier numéro de «Réalités» : comme pour s’acharner à nous prouver que la tant attendue et bienheureuse liberté d’expression à laquelle nous avons accédé après la Révolution tunisienne, permet effectivement aujourd’hui de dire tout et n’importe quoi, certains commentateurs ( qui n’ont pas encore vu le film), osent tenir sur le réalisateur des propos à la limite de la diffamation !
Notre belle identité tunisienne, construite au fil de 3000 ans d’Histoire et qui a fait de nous un des peuples les plus avancés et les plus civilisés de la Méditerranée, (dans un pays qui a promulgué la première constitution du monde arabe, et aboli l’esclavage bien avant l’Europe !), semble-t-elle si fragile pour certains ? ont-ils aussi peu confiance en elle, et en eux-mêmes qu’ils craignent qu’à la moindre vision d’un film, cette identité pourtant si affirmée, ne sombre, victime du perpétuel «complot anti -arabe» sans cesse ressorti, faisant que tous les Tunisiens se convertissent brusquement aux amours homosexuelles, en ignorant que ces dernières, même réprouvées, ont toujours existé marginalement dans toutes les époques et toutes les civilisations ?
Sexuellement neutre !
Redisons-le très fort : «La vie d’Adèle» (dont l’histoire n’a pas été inventée par Kechiche, mais adaptée par lui à partir d’une bande dessinée autobiographique de Julie Maroh) qui est centrée sur un coup de foudre entre deux jeunes filles, (donc l’une , Adèle, lycéenne de milieu populaire veut devenir institutrice pour les enfants de familles défavorisées, tandis que l’autre , Emma, est une étudiante aux Beaux-Arts, intellectuelle, bourgeoise et «branchée»), ne milite en aucune façon pour l’homosexualité, ni féminine, ni masculine.
De plus, le film conçu et tourné avant l’élection de François Hollande à la présidentielle de 2012, n’est nullement un film conçu pour être dans «l’air du temps» de la récente campagne et de la polémique sur le « mariage pour tous» comme ont pu l’écrire certains.
Le grand sujet de «La vie d’Adèle», est en réalité la passion amoureuse universelle, avec ses déchirements, ses séparations et ses souffrances. Un sujet qui est décrit avec une telle force, une telle vérité et une telle justesse, que le spectateur finit par presque oublier au bout d’un moment, et malgré les scènes charnelles très explicites qui ne sont jamais pornos, jamais vulgaires mais toujours filmées avec la beauté des tableaux les plus célèbres, qu’il s’agit de deux filles ! On pense même par moments être face à un couple hétérosexuel, dans ce film où le sentiment s’avère plus fort que le sexe, et où les vrais sujets deviennent le courage d’aimer face au regard des autres, et pour la jeune lycéenne la vocation sociale de transmettre courageusement son savoir aux enfants, malgré sa solitude et ses difficultés.
Tout au long de la projection du film, on demeure émerveillé par la capacité que possède Kechiche, et qui est très rare dans le cinéma mondial, a fait exploser à ce point la vie à l’écran, en parvenant, en ancien acteur lui-même, à pousser ses comédiens au-delà de leurs limites, pour obtenir une émotion rarement ressentie avec une telle intensité à l’écran.
En combattant le racisme ordinaire (subi par un tunisien sans-papiers dans le premier film «La faute à Voltaire», par de jeunes maghrébins de banlieue dans le deuxième «L’Esquive», par un travailleur immigré qui essaye d’ouvrir un restaurant dans le sud de la France dans le troisième «La graine et le mulet») ou quand il s’attaque aux racines historiques du racisme subi par les noirs ( dans son quatrième film «Vénus Noire»), Kechiche a toujours eu une constante : Il parvient à révéler à chaque fois l’humanité profonde et la dignité que ses personnages ont réussies à préserver derrière les masques et les apparences, derrière les clichés et les stéréotypes, Jusque-là, Kechiche était encore considéré par ses détracteurs d’aujourd’hui, comme «Tunisien» et «acceptable». (quoi qu’il n’ait pas été célébré à sa juste mesure dans son pays natal, où grandissent pourtant ses enfants, un ministre de la Culture, de l’époque de «La graine et le mulet» s’obstinant même à modifier son nom en «Khchine», qualificatif qui le définissait bien à nos yeux, mais qui en fait, échappait totalement au ministre en question).
Comme un travailleur immigré
Du côté de la France, il n’est pas beaucoup mieux loti : D’un côté, remettant au goût du jour l’ effet «Black–Blanc -Beur, tous Français !» revendiqué par les Français lors de leur victoire à la Coupe du Monde 1998, grâce entre autres à un certain Zinedine Zidane, présenté alors comme un «Français d’origine kabyle» voici à présent Kechiche transformé en «Français d’origine tunisienne», ( le journal Nice-Matin titre même « Le niçois Kechiche remporte la palme d’or» !), alors qu’il est né en 1960 en Tunisie, qu’il n’a débarqué en France, à Nice, qu’à l’âge de six ans avec ses parents travailleurs immigrés, qu’il n’a acquis la nationalité française qu’à sa majorité, qu’il a toujours conservé sa nationalité et son passeport tunisiens, et qu’après avoir épousé une tunisienne dont il a fait la connaissance en Tunisie, il a tenu à ce que ses deux enfants grandissent en Tunisie, le pays natal irremplaçable dont sa propre enfance avait été privée.
Le terme tuniso- français ou franco-tunisien utilisé par certains serait donc dans ce cas, plus juste que «Français d’origine tunisienne», qui est une extrapolation un peu exagérée.
Par ailleurs, rien n’obligeait celui que les mêmes détracteurs (sans aucun élément autre que leur mauvaise foi,) vont jusqu’à presque qualifier de «renégat» qui aurait renié sa tunisianité, à exprimer ses remerciements en langue arabe devant le Tout-Paris du cinéma, lors de la remise des ses premiers Césars. De même, rien ne l’obligeait non plus, alors qu’il était récompensé pour «La vie d’Adèle», un film entièrement produit en France, à saluer à la fois la jeunesse française qu’il a découverte dans les banlieues, et surtout la jeunesse tunisienne qui, «après la remarquable Révolution qu’elle a accomplie, aspire à vivre librement, à s’exprimer librement, à aimer librement» ! Et cela devant les caméras du monde entier, lors de l’événement le plus médiatisé de la planète, car Cannes a désormais le record absolu de présence de journalistes, avant même les jeux olympiques ou la Coupe du Monde de Football !
En fait, par ses déclarations, Kechiche semble toujours vivre comme un travailleur immigré tunisien, installé en France , et condamné à y réussir, comme pour prouver à lui-même et à ses parents qui ne sont pas venus là pour rien ! Et cela malgré une jeunesse malmenée par le racisme, un début de carrière d’acteur où on ne lui proposait que de petits rôles de dealer ou de gigolo. Cela a visiblement contribué à faire de lui un « écorché vif» à la sensibilité extrême, qui, devenu enfin réalisateur, a réussi à rénover le cinéma français en le poussant à des expérimentations limites du langage cinématographique et du jeu d’acteurs auquel la très grande majorité des cinéastes français ne sont toujours pas parvenus à ce jour !
Ce que ne ferait aucun artiste au monde !
Reste que l’extrême exigence de Kechiche, ne lui permet pas d’avoir beaucoup d’amis, y compris en France. Déjà affublé d’un caractère difficile comme l’a vérifié selon ses dires notre collègue Nouri Bouzid , qui lui avait donné le rôle principal de «Bezness» en 1992, Kechiche réalisateur s’est révélé un perfectionniste absolu, capable de tourner la même scène des dizaines et des dizaines de fois, jusqu’à enfin déclencher l’étincelle de vérité qu’il cherche désespérément à capturer. Et pour cela prolongeant indéfiniment ses tournages (cinq mois, cette fois-ci, soit deux fois et demi la durée d’un tournage habituel, pour «La vie d’Adèle»), filmant plus de 750 heures de pellicule (pour ne retenir que trois heures des meilleures scènes au montage final), en allant souvent jusqu’à se brouiller par ses exigences avec ses producteurs et ses techniciens.
Comme il n’y a pas heureusement que sous nos cieux, que la réussite dans un domaine crée de la jalousie et de l’hostilité, parfois violente, de la part de certains collègues , en France aussi une levée de boucliers, a suivi l’attribution de la «Palme d’or», venant aussi bien de techniciens que Kechiche aurait «exploités» que de l’auteur de la bande dessinée dont il s’est inspiré, Julie Maroh, laquelle, oubliant qu’elle va à présent en vendre des millions d’exemplaires, se plaint aujourd’hui que Kechiche après lui avoir dûment payé tous les droits d’adaptation, ne l’ait pas consultée durant le tournage (?) ni invitée à Cannes en même temps que ses actrices( ?!), Ce qui est loin d’être un droit…)
Dénigrements fondés ou pas, Kechiche a déclaré que pour que son film soit projeté dans son pays la Tunisie, il accepterait, ce que ne ferait aucun artiste au monde, de couper quelques passages dans les scènes les plus osées, si cela ne dénaturait pas l’œuvre ! Comme ces scènes sont particulièrement longues dans l’œuvre en question, il faut plutôt prévoir que «La vie d’Adèle», qui, rappelons-le encore n’est pas un film pornographique, circulera plus probablement en Tunisie en version piratée en DVD, après sa sortie en France prévue le 9 octobre 2013. Les Tunisiens constateront alors, ce qui tient presque du prodige de la part du metteur en scène, que bien que “la vie d’Adèle” dure effectivement trois heures, le spectateur ne décroche presque jamais, saisi par la vérité et la force de l’émotion dégagée par le film : Fait étonnant, après sa présentation à Cannes, et selon plus d’un témoignage, tous les films projetés après lui, semblaient brusquement artificiels et mal joués , non seulement les films occidentaux ou asiatiques mais aussi ceux venus du Sud.
F.B.
Légion d’honneur pour Férid Boughedir
L’autre Tunisien honoré à Cannes
«En véritables fils spirituels de Tahar Chériaa, le fondateur des «Journées cinématographiques de Carthage», vous avez milité bénévolement depuis plus de trois décennies et milité encore aujourd’hui pour la cause des cinémas tunisiens, arabes et africains, dans la bonne volonté, et sans jamais vous prendre au sérieux. C’est pourquoi nous, avons décidé de vous prendre au sérieux, en vous remettant les insignes de la Légion d’honneur». C’est par ces paroles que la cinéaste d’origine algérienne, Yamina Benguigui, ministre de la Francophonie du gouvernement français actuel , a conclu son discours de remise de la médaille de la Légion d’Honneur, la plus haute décoration française, au cinéaste, critique, universitaire (et ami de Réalités), Férid Boughedir, qui fait partager chaque année à nos lecteurs ses découvertes au festival de Cannes).
La cérémonie s’est déroulée dans le cadre du 66e festival international du film de Cannes, où Férid Boughedir avait été le premier cinéaste maghrébin à faire partie du jury officiel, en 1991, puis de nouveau en 2009.
Férid Boughedir y a été honoré à la fois pour ses créations cinématographiques personnelles «Halfaouine» (Asfour Stah) en1990, «Un été à la Goulette» en 1996) qui, selon la ministre «demeurent aujourd’hui encore dans toutes les mémoires comme des Hymnes joyeux à la richesse des cultures en Tunisie, célébrant le nécessaire dialogue entre les Hommes et les religions». Mais le cinéaste a été surtout distingué, comme indiqué, pour son militantisme de plus de 30 ans par la plume et par l’image au service de la cause des cinémas africains et arabes, auquel il a consacré plusieurs films documentaires «Caméra d’Afrique» en 1983 et «Caméra arabe» en1987, plusieurs ouvrages de référence, ainsi que la direction de colloques et de festivals spécialisés.
Ses dernières actions en ce domaine, ont été sa contribution pour la mise sur pied du Centre national tunisien du cinéma et de l’image (CNCI), en tant que coordinateur principal des organisations cinématographiques tunisiennes de 2009 à fin 2011, puis sa contribution récente, toujours de manière bénévole à la mise en œuvre du projet de Fonds panafricain pour le cinéma et l’audiovisuel (FPCA) , parrainé par M. Abdou Dhiouf, ancien président du Sénégal et actuel Secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
Elyes Ettbib