Par Foued Zaouche*
Oui, j’ai honte de moi-même, de nous tous qui avons fait de la Tunisie ce qu’elle est aujourd’hui, un bateau ivre de passions primaires qui tangue dangereusement emporté vers des récifs aussi acérés que les sabres brandis par tous les écervelés d’aujourd’hui.
Nous avions tant d’espérances au matin du 23 octobre 2011 et notre index bleui contenait toutes les promesses. Nous allions bâtir une véritable démocratie, développer les régions oubliées, apporter plus d’égalité et de justice, plus de liberté et de respect entre les citoyens… Des rêves fous qui pourtant nous animaient ce matin-là. La démocratie était en marche et nous votions pour la première fois, en toute liberté, pour le parti de notre choix. Les choses étaient claires et nous votions pour une Assemblée constituante chargée seulement de rédiger une Constitution dans un délai ne dépassant pas un an, entre temps, un gouvernement de transition serait nommé pour gérer les affaires courantes en attendant les élections définitives qui auraient eu lieu après l’adoption de la nouvelle Constitution.
Quoi de plus consensuel si nous avions eu affaire à des gens emplis du sens de l’État et de l’amour de leur nation. Or, c’était sans compter sans les passions humaines, sans cette animalité violente et possessive qui sourd au plus profond des êtres, celle du pouvoir, celle de la domination, celle de l’égoïsme, celle de l’argent… Oui, toutes ces passions primaires sont en train de faire notre malheur. Des petits êtres n’ont pas été à la hauteur de la grandeur et de la noblesse de leur tâche parce qu’ils n’avaient pas, malgré leur prétention, le niveau de conscience requis. Ils n’ont pas compris que servir l’État n’est pas se servir. D’autres, encore plus égarés, nous parlent, au lieu d’un État et de citoyens, de califat et de sujets.
On a parfois envie de se pincer pour admettre ce qui est en train de se passer dans notre propre pays. Qui aurait pu penser que l’enthousiasme du 14 janvier allait sombrer dans cette anarchie et dans cette bêtise ? Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier ces hordes hirsutes brandissant leur délire d’un autre âge alors que nous avons un pays à construire, que nous devons faire en sorte que chaque Tunisien dispose d’un travail et d’un salaire décent, que nous devons hisser notre pays au rang des nations développées. Tout cela parce que des êtres aux petits calculs politiciens sont emplis d’une seule obsession et veulent conserver le pouvoir à tout prix, même s’il faut pour cela s’allier au diable… Et le diable dans notre cas, c’est le fanatisme absolu, l’aveuglement barbare, celui qui tue sans conscience, celui qui inspire cette tornade de haines qui balaie le monde arabe, l’émiettant et le détruisant.
Voilà pourquoi nos constituants d’aujourd’hui ne tiennent pas la comparaison avec ceux de 1959, ceux-là étaient emplis d’intelligence et d’universalisme, voulant construire un État moderne inscrit dans son temps et digne de figurer dans le concert des nations. Il faut se replacer dans le contexte économique et social de cette époque pour comprendre l’œuvre extraordinaire accomplie par les constituants d’alors, accordant l’universalité des droits humains à chaque Tunisien alors qu’aujourd’hui, on veut ergoter sur chaque droit, faire des différences entre les sexes, avec des arrières-pensées politiques évidentes en maniant la ruse et la mauvaise foi et en ne saisissant pas l’esprit des institutions à construire. Disons-le sans ambages, cette majorité au pouvoir ne comprend pas la démocratie dans sa philosophie parce qu’elle est étrangère à cette culture et elle cherche par tous les moyens à nous «rouler dans la farine» avec l’absurde prétention de nous faire «prendre des vessies pour des lanternes».
Le Bourguiba que certains vilipendent aujourd’hui avec tant de haine et de bêtise n’en n’a pas moins construit un État moderne qui, malgré ses écarts et ses errements, faisait la fierté de chaque Tunisien. Quant à notre administration, si critiquée parfois, nous en avons compris la noblesse et la grandeur lors des premiers mois de la Révolution, lorsqu’elle a su tenir le pays en assurant le bon fonctionnement de toutes les institutions. Nous assistons aujourd’hui à la déliquescence de notre État qui perd tous les jours un peu plus de son autorité et de son prestige, servi par des gens qui n’ont pas compris qu’un État est au-dessus des petits calculs politiciens, car les majorités passent et l’État demeure.
Nous devons alors nous poser cette question si tragique dans sa formulation : sommes-nous capables de construire une démocratie digne de ce nom et de rejoindre les rangs des nations civilisées ou allons-nous sombrer dans la cohorte des nations encore infantiles qui parodient le jeu démocratique ? Cette question, je la porte selon les jours avec espérance ou désespoir, selon les événements. J’avoue que ces dernières semaines, si sombres pour notre pays, n’encouragent guère à l’optimisme et nous craignons de jour en jour, de plus en plus, pour notre Tunisie si menacée, si bafouée, si discréditée…
*Artiste-peintre et portraitiste
www.fouedzaouche.com