De par sa nature, le secteur informel est plus que tout autre, l’objet d’estimations pour le moins imprécises, voire totalement erronées. Très récemment, et en l’absence de chiffres officiels, certains experts ont avancé des statistiques très discutables en la matière. Même si l’économie n’est pas une science exacte, elle obéit néanmoins à des règles et à des identités. Une lecture critique des chiffres est certes nécessaire mais à en faire trop, on risque des remises en cause inutiles voire contre-productives. La remise en cause systématique des indicateurs économiques risque de compromettre la fiabilité de la politique économique et a fortiori de la mettre sur de fausses pistes.
Il existe dans notre pays une confusion inquiétante entre commerce parallèle, secteur informel, secteur non structuré, économie souterraine, économie parallèle, économie de l’ombre, contrebande, régime forfaitaire etc. Nous avons entendu tous types d’évaluations du secteur informel allant de 15% à 85% du PIB avec des confusions parfois inquiétantes, surtout lorsque celles-ci proviennent de dits experts.Un minimum de conceptualisation s’avère donc nécessaire pour limiter ce type de travers afin de mieux orienter le débat.Il serait simpliste et réducteur de confondre l’informel avec l’illégal. Il est également important de distinguer secteur informel et emploi informel.
La 15e Conférence internationale des statisticiens du travail de 1993 (CIST) définit le secteur informel « comme un ensemble d’unités produisant des biens et des services en vue principalement de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées. Ces unités, ayant un faible niveau d’organisation, opèrent à petite échelle et de manière spécifique, avec peu ou pas de division entre le travail et le capital en tant que facteurs de production. Les relations de travail, lorsqu’elles existent, sont surtout fondées sur l’emploi occasionnel, les relations de parenté ou les relations personnelles et sociales plutôt que sur des accords contractuels comportant des garanties en bonne et due forme».
Ainsi le secteur informel est l’ensemble des entreprises qui :
N’ont pas de statut juridique: entreprises individuelles sans comptabilité complète
Ont une taille inférieure à 5 salariés permanents
Ne sont pas enregistrées, ou
Ne déclarent pas leurs salariés
Selon cette définition et ces critères, on peut considérer que tous ceux qui sont soumis au régime forfaitaire appartiennent au secteur informel. Une telle définition pose de nombreuses interrogations dès lors qu’il s’agit des activités comme celle d’un médecin, d’un avocat, d’un architecte etc.Ces activités qui échappent au fisc font-elles aussi partie du secteur informel ?
Par ailleurs, selon la 17e Conférence internationale des statisticiens du travail de 2003 (CIST), sont classées comme personnes exerçant des emplois informels :
les employés familiaux dans des entreprises formelles,
les employés informels dans des entreprises formelles,
les travailleurs pour compte propre du secteur informel,
les employeurs des entreprises informelles,
les employés familiaux dans des entreprises informelles, les membres des coopératives de production informelles,
les travailleurs pour compte propre et les employés domestiques.
Partant de ces définitions on peut récapituler les types d’emplois informels qu’on observe aussi bien dans le secteur informel que le secteur formel.
Il va sans dire qu’au stade actuel, il est assez difficile de mesurer le poids du secteur informel. L’affaire devient encore plus compliquée et plus ardue dès lors qu’il s’agit de l’économie souterraine ou du commerce parallèle.
En Tunisie, et selon la définition citée plus haut, l’emploi informel représente environ 50% de l’emploi. Quant à l’économie informelle et si on tient compte de la définition du CIST 1993, elle pourrait facilement atteindre 85% voire même plus. S’agissant plus particulièrement du commerce parallèle, la Banque mondiale estime la valeur du commerce frontalier entre la Tunisie et les deux pays voisins l’Algérie et la Libye à 1,8 milliard de dinars. En tout état de cause, l’économie informelle représente toujours un manque à gagner fiscal pour l’Etat et porte préjudice au dynamisme de l’économie classique. Mais considérant que pour nombre de personnes, travailler dans l’informel est juste une question de survie, la question fondamentale de la possibilité de donner à ces citoyens les moyens de vivre dignement se pose.
La microfinance et le microcrédit, importantes sources de financement de l’informel
Il est enfin nécessaire de mettre dans le débat public la question de la microfinance. En effet, plus d’un million de micro-entrepreneurs en Tunisie n’ayant pas accès aux services financiers classiques ont eu recours à la micro-finance. Plus d’un milliard de dinars en microcrédits sont octroyés rien que par l’ONG ENDA. Cette question est éminemment complexe car autant les microcrédits ont permis à des milliers de personnes de sortir de la pauvreté, autant leurs marchandises sont écoulées sur le marché parallèle avec zéro rendement fiscal.
L’analyse du secteur informel est donc complexe dans la mesure où l’on retrouve les gourous du commerce parallèle et de l’économie souterraine se mêler avec des pauvres gens qui luttent pour survivre. On y retrouve également des hommes d’affaires user de leur influence pour enchevêtrer l’informel dans le formel. Et il faut bien sûr reconnaitre que sans la complicité de nombre d’acteurs liés à la puissance publique, le commerce parallèle ne pourrait se développer autant. Pour le gouvernement, il est donc important d’assainir tout cela pour espérer lutter efficacement.
En définitive, ces polémiques autour des statistiques économiques auront le mérite de provoquer un débat que nous souhaitons constructif. En effet, l’informel représente un fardeau contre lequel nous devons sans cesse lutter mais en assurant la survie de ceux qui en dépendent. Il est donc de notre devoir de défendre un travail de fond et se mettre d’accord sur une définition et une méthode commune afin de mettre en œuvre les politiques économiques adéquates.