Par Hakim Ben Hammouda
La montée des inégalités est au cœur des mobilisations globales depuis quelques années. En effet, une conviction s’est progressivement enracinée dans les esprits que la croissance dans le monde, particulièrement avant la grande crise de l’automne 2008, ne s’est pas accompagnée par une meilleure répartition de ses fruits entrainant un accroissement des inégalités et un développement de l’exclusion sociale et de la marginalité. Ce sentiment d’injustice sociale croissante a nourri les mobilisations politiques et sociales de ces dernières années du printemps arabe aux mouvements des indignés en Espagne.
La conviction d’un accroissement des inégalités a été confortée par une série d’études empiriques qui ont montré que contrairement aux hypothèses des économistes l’enrichissement ne s’est pas accompagné d’une meilleure répartition. L’économiste Branko Milanovic, devenu depuis quelques années la référence mondiale dans l’analyse des inégalités, en donne les preuves dans différentes études. Il faut d’abord souligner que la trajectoire des inégalités dans le monde développé a connu une importante baisse depuis 1900 jusque dans les années 1950. A partir de cette date on va assister à la stabilisation de ce phénomène jusqu’au début des années 1980, où on va assister à un retournement de tendance et à un accroissement des inégalités de nouveau. Les économistes retiennent généralement deux critères pour mesurer les inégalités. Le premier est celui de la proportion de revenu détenue par le centième le plus riche de la population. Le second et probablement le plus utilisé par les économistes est l’indice de Gini et qui varie de 0 où tout le monde a exactement le même revenu à 1 (ou 100) où une seule personne accapare tout le revenu de la population. Ce coefficient se situe entre 25 et 30 dans les pays relativement égalitaires comme la Suède et le Canada. Mais, d’une manière générale ce coefficient se situe entre 40 et 45 pour un grand nombre de pays dont les États-Unis, la Chine et la Russie. Dans les pays où les inégalités sont plus marquées, comme c’est le cas en Afrique et dans les pays d’Amérique latine, ce coefficient se rapproche plutôt de 60.
Que nous disent les études économiques sur l’évolution récente des inégalités dans les pays développés ?
Une importante étude de l’OCDE a indiqué que les inégalités de revenu augmentent ou dans le meilleur des cas stagnent depuis le début des années 1980 dans beaucoup de pays développés (OCDE, Croissance et inégalités. Distribution des revenus et pauvreté dans les pays de l’OCDE, 2008). Les résultats de cette étude ont été corroborés par d’autres qui ont souligné la même tendance à un accroissement des inégalités au moment même où ces pays se sont enrichis. C’est le cas aux États-Unis et au Royaume-Uni où le revenu réel par tête a augmenté entre 1980 et 2010 respectivement de 65 et 77% alors que le coefficient de Gini est passé de 35 à 40 et de 30 à 37.
La question qui intéresse les analystes est de comprendre les raisons derrière l’accroissement des inégalités. Plusieurs éléments d’explication ont été apportés et le premier concerne l’accroissement plus rapide des revenus des plus riches dans la plupart des pays développés et particulièrement ceux dans la finance. Ainsi, aux États-Unis par exemple le revenu du centième le plus riche a augmenté durant les phases d’expansion de 1993-2000 et 2001-07 à un rythme annuel de 10,3 et 10,1% respectivement alors que celui du reste de la population n’a progressé que de 2,7 et de 1,3% durant les mêmes phases. Cette croissance rapide des rémunérations a permis à certains hauts revenus de rejoindre les détenteurs de capital au plus haut du sommet de la hiérarchie des revenus.
Un autre facteur évoqué par les analystes concerne le développement des nouvelles technologies. En effet, la révolution technologique en cours est à l’origine d’une plus grande demande de travailleurs hautement qualifiés dont les salaires augmentent plus rapidement que ceux des travailleurs moins qualifiés. Par ailleurs, on souligne l’affaiblissement des syndicats, comme un autre élément explicatif de cette évolution, moins favorable aux bas revenus dans la répartition.
Les analystes soulignent aussi l’affaiblissement de l’État et la réduction du rôle joué par la redistribution dans l’accroissement des inégalités. Car faut-il le souligner jusqu’aux années 1970, le contrat social fordiste était basé sur une forte imposition des hauts revenus et leur redistribution par des mécanismes de transferts sociaux. Or, la contre-révolution néo-libérale des années 1980 a été à l’origine d’une forte baisse des impôts, ce qui a provoqué une remise en cause de la redistribution et de son rôle dans la correction de la répartition des revenus.
Il faut aussi souligner le renforcement de la globalisation qui a contribué à l’accroissement des inégalités. En effet, les pays développés se sont spécialisés dans la production et l’exportation des produits à haut contenu technologique, ce qui a été à l’origine du creusement de l’écart entre les rémunérations des travailleurs qualifiés et des travailleurs non qualifiés. Enfin, il faut noter le changement de l’univers intellectuel et idéologique qui a marqué ses dernières années. En effet, l’enrichissement n’est plus réprouvé comme par le passé mais il est encouragé et considéré comme un des signes de la réussite sociale.
Ainsi, l’ensemble de ses facteurs ont contribué à un changement de cap dans les pays développés et a une forte augmentation des inégalités. Mais, cette évolution n’est pas propre à ces pays !